Aventure éditoriale
Est-ce qu’avant de nous raconter les détails de votre activité éditoriale, vous pourriez me raconter comment toute cette aventure a commencé ? Autour de quoi vous êtes-vous fédéré·es, et que fut l’élément déclencheur de la maison d’édition ?
Fanny Je laisse d’abord la parole à Théo et Laurent, puisque j’ai rejoint le navire un peu plus tard.
Laurent En fait Théo et moi, on s’est rencontré aux Beaux-Arts de Lyon, et on a commencé à travailler ensemble sur des objets éditoriaux en deuxième année, en 2016, dans le contexte de la lutte contre la réforme de la Loi Travail. À ce moment, il y a un engouement général de la section design graphique de l’école pour porter une activité éditoriale dans la rue, mettre en place des dispositifs d’impression en réseau ; de diffusion diverses de tracts politique mais aussi de textes plus poétiques qui appellent à aller dans la rue.
Ce qui se passe en 2016 est assez fort, et a marqué je le crois un renouveau des luttes politiques contemporaines. Nous étions témoins de tout ça, et on y a trouvé beaucoup d’intérêt, jusqu’à même prendre un peu de distance avec notre pratique artistique de l’époque. Un an plus tard, nous quittons tous les deux Lyon et les Beaux-Arts, et nos chemins se séparent géographiquement, mais on a décidé de commencer un projet de revue web qui s’appelait Table de Presse1 . Sans jamais avoir décidé d’un rythme de parution fixe, et de façon un peu anarchique, on a pu garder contact avec notre réseau militant et artistique Lyonnais et préserver nos amitiés avec celles et ceux dont on aimait le travail et la sensibilité.
C’est un peu les prémices de Burn~Août qui se créent à ce moment-là. Au bout du quatrième ou sixième numéro de Table de presse, on trouve que le format s’essouffle un peu et c’est un événement qui a lancé l’initiative de notre première publication papier.
De la misère étudiant, c’était un recueil politique en réaction à l’immolation d’un de nos anciens camarades syndiqués à Solidaires2 qui s’est immolé en 2019 devant le Crous de Lyon. Même si nous n’avions pas les mêmes implications, c’était des groupes que l’on avait cotoyé. Notre publication était un assemblage d’un texte de l’étudiant3 , accompagné d’un texte situationniste de Raoul Vaneigem diffusé en 1967 sur la précarité des campus strasbourgeois de l’époque, qui s’appelle De la misère en milieu étudiant. Enfin, on a publié la lettre ouverte de la directrice de la fac de Lyon en réponse à l’immolation. Tout ça était un moment très fort (je me suis même tatoué sur le genou le cocktail molotov qui était en couverture du livre) et même si on a publié en parallèle ce petit bouquin gratuitement sur notre plateforme Table de presse, on sentait un essoufflement de ce format…
Théo Alors on pense et on s’engage dans la voie de commencer notre maison d’édition. J’avais pu assurer la fabrication de ce livre parce que j’ai eu la chance d’arriver aux Beaux-Arts de Paris dans un atelier qui était relié au pôle impression, dans lequel il n’y avait aucun problème pour afficher nos positions politiques. Cela pouvait pourtant paraître à la marge du cadre scolaire, même dans une école d’art, et pourtant notre pratique a été acceptée, et même encouragée, mais ça n’aurait sans doute pas été faisable dans d’autres écoles ou dans d’autres ateliers de l’école. L’autonomie laissée aux étudiants pour faire usage des outils n’est pas égal, et dans certaines écoles il existe un contrôle restrictif de l’accès aux modes de production.
Laurent Encore que c’est assez structurel aux Beaux-Arts d’être une poche de résistance, d’être un lieu ou la parole contradictoire peut s’établir. Mais jusqu’à quel point ?
Fanny Et moi je suis arrivée un an après en apportant l’idée de publier un recueil sur le thème de la justice extra-pénale, à travers un prisme de réflexion plutôt féministe et antiraciste qui s’appelait Nous faire justice. Avant Burn~Août j’étais artiste aussi, j’ai étudié aux Beaux Arts de Cergy. On a tous·tes les trois évolué dans un milieu en partie similaire, et je pense que ça a joué dans notre relation et notre amitié. Au départ, il s’agissait d’une collaboration de l’ordre d’une direction éditoriale, hébergée par leur structure éditoriale. Mais je n’aime pas trop ce terme qui a une trop forte connotation hiérarchique, alors que l’on a vraiment été en dialogue à toutes les étapes du livre. Dans ce recueil, on a fait cohabiter des textes qui datent des années 60 avec des commandes de textes contemporains. On voulait y faire cohabiter des voix singulières au sein d’un même objet éditorial, et construire un dialogue entre ces deux propositions de textes. Depuis, je travaille en collaboration avec une amie de Marseille pour Burn~Août sur une collection de poésie et d’écrits autofictionnels queer qui s’appellera « 39,5° » en publiant les voix de celles et ceux dont les existences sont traversé·es par diverses modalités de luttes.
Laurent Mais Nous faire justice, c’est aussi la publication qui nous a fait voir les limites d’un recueil assemblé sur un modèle pirate, parce qu’on s’est frotté à la réalité du milieu de l’édition en ne respectant pas les droits d’auteur, que l’on avait pas demandés. Pour nous, cela suivait une certaine logique d’essayer de diffuser gratuitement sur internet notre pdf, et de faire un tirage assez élevé de ce que l’on pensait vraiment comme quelque chose d’utile, comme un outil important qui répondait à une certaine urgence. On s’est tapé contre un mur et on nous a imposé de pilonner. Même si on essaie de s’extraire de certaines logiques marchandes du monde du livre, on a dû par la suite entamer un processus de professionnalisation.
Théo On a essayé de trouver une alternative, notamment parce qu’on nous a contacté pour avoir accès à ce livre, au sein de collectifs qui ressentaient le besoin d’avoir accès à ces textes. On aurait aimé que ce livre ait une deuxième phase d’existence qui serait détachée des librairies et de la vente et que l’on aurait simplement pu transmettre par d’autres logiques de circulations, dans des contextes situés ou pouvait vraiment se révéler sa nature de boîte à outil.
Ligne éditoriale
Est-ce que cette écologie symbolique qui résulte du croisement de textes préexistant avec des voix singulières pour construire des outils politiques peut-être retenue comme la ligne éditoriale de Burn~Août ? Et comment s’articule dans une logique professionnelle la cohabitation d’une publication imprimée vendue en librairie avec l’ensemble des textes disponibles en téléchargement libre sur votre site internet ?
Théo En fait, ce que l’on a découvert avec notre première édition De la misère en milieu étudiant, en même temps qu’on découvre les logiciels de PAO4 et qu’on fait notre première maquette et nos premiers dos carré collés, c’est le pouvoir de montage qui est propre à la forme éditoriale. On se rend compte que le rassemblement d’éléments de natures différentes contient le potentiel d’activer des pensées, de produire du collectif et du lien par la lecture, et on s’attache à toujours créer des événements qui suivent cette logique en périphérie de nos ouvrages. Même si on ne fait pas toujours des recueils, on garde toujours à l’esprit l’idée de produire des outils. La logique du libre a commencé avec Table de presse, quand on éditait nos propres contenus en assumant une logique de pirate et militante dans le fait de les rendre disponible sur internet. Ça allait de soi et ça suivait déjà cette pensée du texte outil : le télécharger, l’imprimer chez soi etc. Mais après, quand on a commencé avec notre première autrice Eugénie Zélie, on travaillait avec une écrivaine qui devait défendre ses droits. On s’est posé la question à ce moment-là, et on a décidé de conserver le libre accès à nos textes sur internet, mais ça nous a obligé à préciser légalement ce cadre. La solution qu’on a trouvé ça a été d’utiliser des licences Creatives Commons5 pour les textes de nos auteur·ices, ce qui peut permettre le téléchargement d’un fichier, tout en le protégeant d’un réemploi à des fins commerciales.
Laurent Et pour nous le web et l’imprimé cohabitent parce que les gens qui consultent nos pdf diffusés gratuitement ne sont pas forcément les mêmes que celle·ux qui ont acheté un livre en librairie. Cela fait partie de notre ADN, de la même façon que ça peut encore nous arriver de voler des livres parfois, je ne pourrais jamais couper la main à quelqu’un·e qui me dit « j’ai volé ton livre ! » ça me ferait plutôt rire.
Fanny Je pense aussi que tout cela vient de nos cultures militantes. Pour ma part, je me suis beaucoup auto-formée et conscientisée politiquement par le biais du téléchargement libre, de brochures et de ressources disponibles sur Internet. J’ai passé beaucoup de temps par exemple sur le site Info-Kiosk6 , donc cette décision vient à la fois de nos propres pratiques de lecteur·ices et de modèles communs. Et comme le dit Laurent, les livres en téléchargement libre ont une existence différente de ceux qui ont un support papier, qui se passent de main en main et se vendent. On s’intéresse aux différentes vies que peuvent avoir les livres.
Laurent Et pour finir sur notre ligne éditoriale, notre rencontre avec Fanny nous a aussi permis d’apporter un contenu différent, d’autres textes que la philosophie et les théories critiques. Fanny est beaucoup plus proche de la poésie et de la littérature que moi. Depuis on essaie aussi de faire exister autrement ces genres de textes, de les sortir des belles éditions, et de rappeler la part politique d’une poésie. C’est plus évident quand on la fait exister sous la forme d’un tract politique. Je pense que c’est quelque chose que l’on retient des grosses périodes d’effervescences politiques et révolutionnaires, comme pendant 68. Parmi les auteurs qui nous ont marqué, Maurice Blanchot dit que la politique ne se passe pas dans les livres, elle se passe dans la rue, sur les murs, sur ce qui s’affiche et ce qui se dit dans les conversations. Alors on fait aussi attention à ces contradictions.
Fanny Pour nous cela signifie de trouver une manière de leur accorder la même nécessité de partage, et de chercher à leur donner d’autres modalités de diffusion. Je pense plus simplement que nous, on fait des livres pour essayer de vivre mieux. Des livres qui aident à vivre. Et que ce soit des recueils sur des entretiens ou un livre de poésie, je pense qu’il y a cette même ligne qui est toujours tenue, et on ne fait pas de différence entre les genres littéraires à ce niveau là.
Maquette et fabrication
Et du point de vue de la maquette et de la fabrication, puisque nous n’avons pas encore parlé de formes de livre, essayez-vous de créer une unité au sein de votre catalogue ? Quels sont les principes et les impératifs qui commandent vos choix matériels et graphiques ?
Théo Ici, personne n’a fait d’études de graphisme. On apprend un peu tous·tes sur le tas à faire des livres et on essaye de faire des livres à chaque fois différents, de travailler d’abord une enveloppe singulière, à l’image des différentes personnes et de nos différents projets. On ne cherche pas à être clairement reconnaissable comme d’autres maisons d’éditions. Malgré tout on nous dit que ce qui fait notre signature, c’est la trouvaille de marquer tout ce qui est reversé dans notre livre aux différents acteur.ices de la chaîne dans un cartouche au-dessus de l’ISBN. On pense nécessaire d’être transparent, ce qui n’est pas toujours le cas dans le secteur de l’édition. On n’a jamais vu ailleurs de répartition du prix et des différents coûts de production, et maintenant on trouve ça assez dingue d’être les seuls à faire ça. On espère ne pas être les seuls mais pour l’instant il n’y a personne. Et souvent c’est le coût du livre qui définit la forme. On choisit la forme après avoir défini le budget qu’on lui attribue.
Laurent Nos livres et leur format sont vraiment des coups d’épées, séparés, et si jamais des publications donnent suite, ou que des collections se constituent, ce sera plus une logique de formes répétées qu’autre chose.
Fanny On ne s’autorise pas trop l’impression couleur, et on a fait le choix d’imprimer en France, même si les coûts d’impression sont plus
élevés, et s’il y a des prix plus compétitifs ailleurs, comme en Europe de l’Est. Mais pour les raisons de conditions de travail des imprimeurs et pour avoir une attitude écologique vis-à-vis des transports. On imprime aussi de plus en plus nos livres sur du papier recyclé7
. Pour le graphisme on reste assez simple, parfois on emprunte aussi des maquette préexistantes, un peu dans le même sens que de récolter les textes d’un recueil : c’est une autre manière de penser la citation, notamment pour le livre Nous faire Justice, on avait demandé une maquette de Johanna Starck, tandis que je me suis auto-formée avec l’aide de Théo pour le manifeste Du salaire pour nos transitions. C’est un petit format que l’on a pensé pour être déposé sur les caisses de librairies, et notre traductrice nous a proposé d’utiliser une typographie avec des glyphes inclusifs publiés par ByeByeBinary8
. Par exemple, sur ce livre qu’on vend 5 euros, on a dédié 1 euros 20 à l’édition, ce qui signifie l’impression, la relecture, la mise en page, le graphisme et le temps de travail éditorial. Dedans on dédie 10 ou 15 centimes à la maison d’édition pour un autre projet, mais bon, on a imprimé 1500 exemplaires alors si tu fais la multiplication… Mais l’objectif c’est avant tout de rentrer dans nos frais et réussir à se rembourser.
Positions d’éditeur·ices
Et pourtant, parmi tout ça, vous avez bel et bien une collection, « Positions d’éditeur·ices », qui est un ensemble de textes imprimés comme des tracts ou des livrets que vous imprimez pour une diffusion gratuite. Quelle est la place de cette collection au sein du modèle économique de Burn~Août ?
Théo C’est une série de textes imprimés sous la forme tracts sur du papier recyclé Cyclus9 en un passage de risographie, une encre colorée sans solvants à base de soja. On les imprime nous-même, puisqu’on a encore la chance d’avoir accès à des moyens d’impressions faciles et on aime rester proche de la fabrication, donc on en profite autant que possible, en appliquant les stratégies et filouteries que l’on y décrit. On les distribue gratuitement presque tout le temps, et on essaie de mettre en place un abonnement de soutien pour ne pas être trop à perte, mais pour l’instant c’est en dessous de nos espérances.
Fanny Ca nous apparaît important de garder la main sur ces formes gratuites et légères, qui nécessitent une autre économie de production, et ne suivent pas les mêmes temporalités. Depuis qu’on travaille avec un diffuseur, tout le calendrier de publication a été étalé d’un an et demi pour chaque livre. Alors c’est important de garder ces formes autonomes qui peuvent échapper à la temporalité industrielle et nous laisser un moyen de réaction rapide, et de pouvoir faire exister la maison d’édition de manière beaucoup plus spontanée.
Théo En festival aussi, ça change notre contact avec le public. Même si on propose de les vendre à prix libre, comme c’est presque gratuit, on est sûr que 80% des gens vont les prendre. Et quand on y croise des copain·es qui habitent ailleurs, par exemple à Bruxelles on leur donne un paquet de 50 tracts et on est ravi qu’ils fassent leur vie là-bas. Ces logiques de diffusions qui sont différentes, elles nous intéressent et on veut toutes les conserver pour jouer avec. Mais surtout, ces tracts et leur contenu sont à cheval entre le monde de l’art et le monde de l’édition, ce qui devient une manière pour nous d’arriver dans des espaces auxquels l’accès nous serait restreint seulement avec des livres plus « classiques ».
Laurent Comme l’explique Théo, je pense que « Positions d’éditeur·ices » assume une stratégie assez simple. On s’est rendu compte pendant nos études artistiques que le monde de l’art s’intéresse aux pratiques réflexives, et par extension nous aussi. Cette attention envers les discours critiques de nos modes de créations éditoriales et cette économie de la gratuité intéressent les centres d’art.
Le signifiant politique fait un peu frémir, il y a de l’intérêt pour ces pratiques parce qu’elles paraissent un peu sulfureuses, et on doit aussi faire attention à ne pas totalement se vendre aux interprétations de ce public institutionnel.
Équilibres
Dans un de vos communiqués sur Instagram, vous déclariez que vous ne voyez pas le livre comme une fin, mais comme un prétexte à créer des liens et des moments. Dans ce que vous me racontez, il y a bel et bien le souci d’un équilibre à la fois militant, mais aussi strictement matériel dans l’envie de faire du livre l’occasion d’événements, et la nécessité de créer des événements pour faire les livres. Pouvez-vous raconter dans les détails ce qui se joue ici ?
Laurent Et bien c’est quelque chose que l’on se dit et dans lequel on croit beaucoup, que le livre n’est pas la la fin de la chaîne de production, c’est plutôt le socle qui permet les rencontres intéressantes et pour l’instant on se le prouve dans nos expériences éditoriales.
Fanny On s’est dit que l’on voulait sortir de l’événement classique, qui consiste à accompagner les livres seulement les premiers mois après sa
sortie, avec des lectures et des rencontres en librairies et puis plus rien. On poursuit l’idée de sortir de cette logique là en pensant que les livres peuvent avoir des vies plus longues. Par exemple le roman d’Eugénie Thunes Amertume Fortune a deux ans et nous continuons encore à faire et à créer des moments autour de ce livre. C’est en ce sens qu’on parle de prétextes.
Même si on ne vend plus Nous faire Justice et qu’il est officiellement pilonné, on continue de fédérer des moments autour de lui, par exemple début Mars je vais à Toulouse rencontrer un collectif et fait un atelier autour du livre. Donc je pense vraiment qu’on construit les vies de nos livres en dehors des temporalités commerciales classiques. Par exemple, lorsque l’on va dans les salons indépendants, on s’est rendu compte que c’était moins des moments pour vendre nos livres que pour se rencontrer entre professionnels et personnes qui ont une pratique similaire de l’édition. Et on profite de ces moments pour discuter et mettre en commun des méthodes et des questions. Je vois vraiment ça comme une sorte d’événement interprofessionnel… Par contre on ne veut pas mettre les pieds dans les salons qui font payer à l’avance pour un stand, ça non merci.
Théo Oui les salons indépendants, chacun à son stand, c’est un dispositif qui est très bizarre, que l’on apprécie pas trop, parce que c’est jamais très fun… Après c’est pour ça que l’on y apporte nos tracts, j’adore voir que tout le monde nous en prend même quand on les dispose à prix libre. Ce qu’on aime surtout dans les salons, c’est y retrouver les copain·es éditeur·ices.
Laurent Un autre type d’événements que l’on met de plus en plus en place autour de nos livres, ce sont des ateliers de traduction collective, et Théo pourra plus en parler ensuite, mais ce n’est pas quelque chose que l’on a initié ex nihilo en pensant que ça serait cool, mais quelque chose que l’on a découvert ailleurs il y a un ou deux ans et que l’on pense être une démarche vraiment intéressante. C’est la maison d’édition Brook10 qui a traduit un livre de Stefano Harny et Fred Moten, deux théoriciens américains. Leur livre, The Undercommons est rédigé dans un anglais complexe et a été traduit en français au terme d’un travail collectif de plus de deux ans, et l’histoire de ce livre nous a sincèrement intéressés.
Théo Et par rapport aux traductions, on procède de deux manières. C’est-à-dire qu’on a déjà organisé des ateliers de traductions sur des livres que l’on avait déjà fini, donc des ateliers ou la traduction vient après. Mais ce printemps, on va par exemple organiser un groupe de travail qui va se réunir une à deux fois par mois pendant trois quatre mois à la galerie municipale Jean Collet de Vitry, dans l’idée qu’à la fin des six séances on ait un texte fini d’être traduit et qui sera édité et rejoindra la collection « Positions d’éditeur·ices ». C’est ce type d’atelier qui est le plus intéressant, quand on lui trouve une véritable utilité, et vraiment cette démarche on la doit beaucoup à Brook.
Fanny Je pense aussi que le concept de la traduction amené comme une pratique communautaire, collective, d’autonomie et d’entraide n’est pas proprement du secteur éditorial, mais est à la base une pratique politique militante. Cela fait aussi partie des outils de pédagogie critique, que l’on retrouvent dans les cours de Paulo Freire11 ou bell hooks12, qui parlent de sessions de traductions collectives pour discuter les textes, ce qu’ils nous font, et comment ils nous constituent.
Du manuscrit au livre
J’aimerai bien que l’on s’appuie sur un livre pour exemplifier votre pratique qui cherche à faire du livre l’objet d’un relais, ou d’une reliure des situations qui peuvent sembler lointaines et que vous vous appliquez à nous rendre accessibles, entre une subjectivité assumée et une exigence réflexive. Pouvez-vous raconter la manière dont vous accompagnez, en tant qu’éditeur·ices un manuscrit et un sujet jusqu’à ce qu’il fasse livre ?
Laurent Quand tu me dis ça je pense à Bezdorijia, chronique d’un voyage en Ukraine, c’est un livre collectif qui est notamment né de notre travail avec un ami qui vit à la ZAD de Notre-Dames-des-Landes et qui a fait le chemin avec une bande d’ami·es jusqu’en Ukraine, avec l’idée en tête de pouvoir s’extraire des grands discours médiatiques sur la guerre, de ce qu’il était bon de penser ou pas de ce conflit. En fait, tout ça a commencé par le blog qu’ils ont écrit pour tenir au courant leurs amis et leur famille de leur voyage, mais surtout pour parler de ce qu’ils ont pu voir là-bas (d’ailleurs ça représente encore une façon de croiser le numérique et le livre). Ils y racontent toutes les actions d’une résistance citoyenne, les logiques communautaires qui pallient aux absences de l’Etat parce qu’ils se sont dit qu’il fallait bien faire quelque chose, comme des restaurants autogérés ou ils ont découpé des patates ensemble et ont rêvé de ce que ce serait une vie où l’on cuisine en permanence collectivement. Donc ce n’est pas un livre reportage de la guerre en Ukraine, mais plutôt un témoignage succinct de ce qu’étaient les processus d’auto-organisation nées sur place, un peu dans une logique militante internationaliste, puisque ce sont des questions similaires qui se posent dans d’autres espaces comme celui de la ZAD. Et j’ai l’impression que c’est une démarche qui nous intéresse, et qu’à plus long terme on voudrait que la maison d’édition puisse être une base matérielle, logistique dans un même genre d’organisation, même si aujourd’hui on est conscient que cela représente un petit fantasme.
Et avec ça en tête c’était très important d’accompagner et surveiller le travail sur ce livre pour ne pas publier une version idéalisée de ce contexte et de la guerre, d’éviter à tout prix de dire : finalement ce serait grâce à la guerre que ces situations naissent, et aussi de ne pas faire abstraction des forces en place qu’il existe aussi des groupuscules fascistes. D’ailleurs quand on a contacté le groupe d’auteur·ices, ils étaient méfiants et nous disaient qu’ils n’avaient pas vocations à être théoriciens ou analystes de ce qui se passe en Ukraine, parce qu’ils étaient d’abord partis pour aller donner leur aide, et ont ressenti sur place la nécessité d’écrire. On a toutes et tous senti le besoin d’accompagner ces textes qui étaient un peu arides sous la forme du wordpress et qu’un pas était à franchir pour justifier l’existence du livre. On a demandé de réécrire quelques textes, mais dans le processus éditorial on a aussi contacté la Cantine Syrienne de Montreuil· après avoir lu de leur texte qui a constitué un véritable apport théorique, qui s’appelle 10 leçons de la Révolution Syrienne sur la guerre en Ukraine. Et quand on l’a lu, on a senti une reconnaissance commune, internationale de l’expérience d’un projet révolutionnaire, et des enjeux médiatiques qui lui sont propres. Alors on leur a demandé d’écrire la préface du livre, « Nous sommes toujours dans le présent », qui a à la fois donné beaucoup de force à l’ensemble de l’équipe éditoriale pour finir ce livre, et est très bien parce qu’elle retrace la trajectoire transversale de l’implication de l’Empire russe dans les événements de la révolution syrienne, et explicite la logique latente de l’invasion actuelle de l’Ukraine par la Russie. On ne suit pas une logique systématique dans l’accompagnement théorique de nos textes, on croit aussi dans l’existence de formats bruts, sans travail de justification, mais il faut à chaque fois cerner le moment dans lequel on se situe, et réagir en fonction de tout un ensemble de paramètres.
Le quotidien
J’imagine que ce croisement d’activités, doit être un rythme éreintant. Maintenant que votre activité est lancée et qu’il ne s’agit plus de démarrer mais de la pérenniser, à quelle vitesse pensez-vous développer les activités de Burn~Août ? Et à quoi ressemble concrètement votre investissement au quotidien ?
Fanny Déjà, tu vois le nom de notre maison d’édition ? C’est un peu à l’image de notre état. Non mais même si je le dis en rigolant, c’est une
discussion importante que l’on mène entre nous ces dernières semaines. Parce qu’évidemment c’est sous entendu depuis que nous avons commencé notre discussion, mais notre travail est bénévole. À côté de ça on a aussi des activités que l’on poursuit parce qu’elles nous permettent de vivre. Donc c’est un travail à considérer comme parallèle au regard de nos économies personnelles, mais central parce que c’est ce qui nous plaît. Et ça nous prend beaucoup de temps, je ne sais pas pour les gars, mais à la sortie du livre Du Salaire pour nos transitions, je pense que j’ai passé facilement une trentaine d’heures par semaine à travailler pour Burn~Août : faire des dossiers, répondre aux mails, chercher des financements… Tout ça soulève aussi des questions de répartitions de travail, par exemple Théo centralise tout ce qui est lié à la fabrication des livres, il supervise le graphisme et a le lien avec les imprimeurs. Tu dois t’en douter, notre économie est fragile, et notre modèle économique associatif ressemble à un collage de sources d’argents qui viennent d’endroits différents et implique d’injecter parfois de l’argent que l’on gagne dans notre travail salarié. On est surtout au stade ou c’est important de ne pas perdre d’argent, on essaie surtout de rentrer dans nos frais et se rembourser.
Théo Notre état de santé et de fatigue, on en parle tout le temps. Pour l’instant, on n’est pas autonome par la vente de nos livres, mais on espère à terme mettre en place un réseau de diffusion suffisamment solide pour trouver une forme d’indépendance par la recette des ventes. Et même si l’on a un diffuseur depuis septembre, on recherche de l’argent un peu à un rythme double, c’est-à-dire que l’on développe aussi la recherche de subventions. C’est un énorme travail puisqu’il faut comprendre pour chaque dossier une typologie de langage particulière, et ça prend du temps de cerner à qui on s’adresse. Ce qui est un peu dur, du fait de notre activité bénévole, c’est que beaucoup de gens se font de l’argent sur notre pratique, imprimeur.euses, diffuseur.euses, libraires, auteur.ices, traducteur.ices, mais pas nous, même si on est à l’origine de la production. Et au rythme dans lequel on s’est engagé, on ne peut pas espérer tenir encore deux ans comme ça. Ce que l’on peut faire, c’est se surveiller pour éviter la précipitation, de bien terminer nos livres et de les accompagner.
Fanny Oui en fait on en parle particulièrement en ce moment parce qu’on s’est engagé sur de nombreux projets, et l’on se retrouve avec un
calendrier de parution d’un livre par mois jusqu’en février 2024, et l’on se rend compte maintenant qu’on doit vraiment apprendre à respecter nos propres limites, surtout quand on voit qu’en fait tout ça se fait au détriment de la manière on on aime faire ce travail autour de nos publication. Cet empressement crée beaucoup de frustration, et on arrive au constat qu’il est important de changer de méthodologie et sortir de la phase de surexcitation et d’appétit sans limites. On est vraiment sorti de la période ou on ne pensait pas du tout à ces questions de soin qui nous impliquent nous, mais aussi les gens avec qui on travaille.
Laurent On a été amené à raconter plusieurs fois en peu de temps la genèse de notre maison d’édition, et c’est l’occasion de se souvenir que chacun des livres que l’on a fait a une histoire particulière, et résulte de rencontres, de relations et de modes de travail qui reflètent la singularité de chaque livre. Et je me faisais la réflexion que l’on pourrait parfois être à la limite de cette situation fâcheuse, de ne plus vivre la même sensation d’accomplissement de finir un livre, au moment où l’on vient de le recevoir. Et je crois que c’est important de chérir ces moments entre nous, ou un livre est une fête, l’objet d’une joie et d’une fierté partagée. Je n’ai absolument pas envie que ça devienne quelque chose de banal, qui arriverait trois fois par mois, ou l’on envoie les livres au libraires et en se disant « bon, voilà… voilà c’est fait », ou de tout laisser entre les mains du diffuseur. Comme toutes les pratiques de création, si l’on ne s’y jette pas à corps perdu, à quoi bon, surtout si l’on y perd de vue le sens et le plaisir, parce que c’est avant tout en étant pris dans des amitiés que l’on se retrouve à faire des livres.
L’édition indépendante
Est-ce que pour conclure notre entretien, vous pourriez à me donner votre définition de l’édition indépendante ?
Fanny Je pense que la question de l’indépendance se pose toujours au regard de ce à quoi on est dépendant.
Et du coup, pour moi, ce n’est pas du tout d’imaginer une sorte de fantasme de pureté d’indépendance. Dans la pratique, ce qui me préoccupe, c’est de voir comment on fait circuler l’argent entre le centre et les marges, de savoir comment on fait pour prendre les moyens matériels, économiques, et la visibilité des instances de pouvoir qui sont le centre, dans le but de faire profiter les marges, sans pour autant qu’elles soient aspirées et récupérées. Cette question implique d’être très clair sur les lieux ou l’on prendra de l’argent, ce que l’on se gardera de leur donner en échange, et ce que l’on ne servira jamais dans notre travail. De se questionner en permanence sur : Est-ce qu’on protège aussi le gens avec qui on travaille, les collectifs et les luttes politiques que l’on veut soutenir avec ce qu’on publie, et quelle est leur relation à notre travail éditorial ?
Parce qu’on sait que la récupération symbolique peut se faire très rapidement dans les institutions artistiques comme dans les mondes du livre. Et je pense que oui, tout se joue dans la pesée de ces allers-retours entre centre et marges, et nous nous sommes pas sorti de cette recherche de balance, qui donne parfois lieu à des désaccords entre nous. Je pense qu’il y a plein d’indépendances dans le monde de l’édition, mais qu’elle est toujours relative et contextuelle.