Pouvons-nous commencer en racontant la naissance de la maison d’édition Argyll, et si cela fait sens, de raconter des éléments précédents de votre parcours personnel ?
Simon J’ai fait un Master éditions à Rennes II il y a un petit moment, et mon projet de fin d’études était le premier livre des éditions critiques, pour lesquelles j’ai travaillé jusqu’en 2020, majoritairement de l’édition d’imaginaire et une collection polar, dans un schéma assez classique pour un éditeur de petite taille. Nous étions auto diffusés jusqu’à la publication d’un petit succès qui m’a offert un CDI et une diffusion distribution chez Harmonia Mundi1 . Je suis parti parce que je voulais être éditeur à mon compte et que la maison d’édition avait évolué dans un sens qui n’était plus assez proche de moi. ça a été compliqué de partir et abandonner ce que je considérais un peu comme mon bébé. Début 2020, j’ai commencé à entendre parler d’ESS, notamment à TAg 352 qui est un incubateur sur Rennes, et le confinement est arrivé à ce moment-là, propice à développer mes réflexions, à tout remettre en question. Tard le soir avec quelques collègues, nous avions ces discussions sur la maison d’édition, et plus généralement de repenser notre rapport au travail, et comment nous voulions le faire.
Ces réflexions ont été prolongées par ma lecture de Bernard Friot3 , et je me suis rendu compte que la position de mes amis, qui défendent d’avoir une vie pour leur travail et une vie derrière qui était payée par le travail, ne m’avait jamais semblé être la bonne. J’ai commencé à penser que travailler, cela peut aussi être l’action de faire société, pour la communauté.
On a commencé à travailler sur Argyll à quatre : Xavier Dollo, qui travaille en parallèle à l’université, Xavier Collette qui est illustrateur, Frédéric Hugot qui s’occupe de l’accessibilité numérique et moi. Avant de parler d’une maison d’édition, on a chacun exprimé notre souhait de revoir notre rapport au travail, et exposer nos engagements. Par exemple, puisque nous avons deux auteurs dans le groupe, l’importance de repenser la rémunération d’auteur·ice s’est imposée : c’est le premier maillon de la chaîne et aussi le moins bien rémunéré. La responsabilité écologique aussi est une préoccupation majeure de notre maison d’édition, puisque c’est déjà un engagement que j’applique dans ma vie de tous les jours. Nous avons déposé un dossier à TAg 35 pour poser les bases d’une structure qui porterait toutes nos valeurs. Et ils ont activement aidé à radicaliser le projet (j’aime beaucoup ce mot, même s’il ne met pas tout le monde à l’aise) et nous ont accompagné et formé à la création de notre coopérative, qu’il s’agisse de planifier le modèle économique ou de travailler l’écoute des autres pour s’assurer de savoir prendre des décisions collégiales.
Petit à petit, est ainsi née l’idée d’une coopérative en trois parties : la première c’est Argyll, la maison d’édition que l’on a lancée en mars 2021, on a actuellement treize titres au catalogue. La deuxième est la librairie coopérative « l’Astrolabe » qui a ouvert dans ses locaux provisoires le 16 avril dernier, où les usagèr.es participent, écrivent sur coup de cœur sur les livres. Initialement, sans le confinement qui a imposé de revoir l’ordre de nos implications, nous voulions commencer par la librairie. Et la troisième est une sorte d’incubateur (on a pas encore trouvé de meilleur mot) qui suit l’idée de ramener le livre sur le terrain, de mutualiser et de travailler ensemble pour utiliser le livre comme un levier d’éducation, pour changer les mentalités. Par exemple, nous allons organiser des ateliers d’écriture avec des personnes qui souffrent de handicap, nous avons fait une plaquette pour l’ARL4 de Bretagne à destination des nouveau·lles éditeur·ices.
C’est cet ensemble qui compose la coopérative, qui est officielle depuis le 1er décembre. J’en suis le premier salarié et le but est de rapidement pouvoir étendre le salariat au reste du groupe parce qu’on a dû emprunter de l’argent, parfois travailler à côté et on a aussi donné notre chômage là-dedans, et on arrive au bout de nos droits hahaha. On a beaucoup investi notre temps dans le lancement de la maison d’édition, mais on espère que l’année prochaine, la maison pourra payer un salaire, et à terme pour la librairie d’ici deux à trois ans, de payer au moins deux salaires pour mieux développer le caractère social du lieu et proposer plus d’animations. Mais on procède par étapes : d’abord il a fallu poser le modèle économique, avec en tête de ne pas dépendre des subventions parce que même si l’on n’est pas très fortuné, je pense qu’aujourd’hui l’État se désengage progressivement de ses engagements sociaux.
Florence Moi je suis aussi éditrice en littérature jeunesse, et je travaillais dans une grosse maison depuis presque cinq ans. Aujourd’hui je me rends compte que je ne me sens plus à ma place dans cette structure là! J’ai trop ressenti de contradictions entre les valeurs que j’ai envie de porter et cette grosse entreprise gérée par des actionnaires capitalistes. Je me sens mal à l’aise avec la façon d’y traiter et de sous-payer les auteur·ices, mais en tant que salariée et représentante de l’entreprise d’appliquer ce qu’on me dit de faire, et continuer de proposer ces conditions aux auteur·ices, même si elles ne me semblent pas juste. Il y a aussi énormément de pression à publier toujours plus, sans gage de qualité. Je connais Simon depuis la naissance de la maison d’édition, un peu de loin d’abord, mais toujours avec beaucoup d’intérêt. Actuellement je suis en arrêt de travail depuis quelques mois, j’ai pour but de démissionner prochainement et me lancer en tant que freelance pour m’extraire de ces grandes maisons. J’ai mis à profit mon arrêt de travail pour l’investir dans la coopérative en devenant sociétaire et en donnant la seule chose que j’ai pour l’instant (c’est-à-dire mon temps) pour aider comme je pouvais les projets de la coopérative. Je fais de la relecture pour la maison d’édition, des petites choses administratives pour la coopérative, et je participe aux réunions du bureau pour participer aux débats sur les prochaines directions de la coopérative.
J’ai tout de suite été très intéressée par le côté humain de la structure, par la qualité des textes qu’elle publie, le respect témoigné aux auteur·ices et aussi par la volonté de mettre le livre au cœur de la société. Je voudrais croiser mon amour du métier avec ce souci d’être tourné vers les autres.
À propos de l’Astrolabe, comment se concrétisent dans ce lieu les engagements sociaux de la coopérative ? Qu’entendez-vous par l’envie de mettre le livre au cœur de la société ?
Florence Pour l’instant, ce sont Simon et Xavier Dollo qui se partagent les temps d’ouverture de la librairie, ils pourraient mieux répondre que moi à cette question, mais je peux dire que je vois de plus en plus de gens entrer, même si l’actuel local n’est pas facile d’accès. Ce sont des gens du quartier qui achètent nos livres, et on remarque la qualité sociale de ce projet quand on voit les habitant.es s’investir, mais aussi quand des associations et des écoles qui ont entendu parler de nous viennent prendre contact pour organiser des partenariats.
Simon En effet, la seule chose dont je suis sûr, c’est que si la coopérative arrive à être accessible, les idées viendront en même temps que les gens. C’est à nous d’organiser ça, de faire en sorte de pouvoir organiser, rencontrer et déléguer ensemble la construction de ce projet. Cela se fera dans le temps et je n’ai franchement aucune idée de ce que sera la coopérative dans les prochaines années. Mais tout est affaire de pédagogie et d’éducation, pas dans le sens de celle qui s’arrête à nos 18 ans, mais de celle qui accompagne toute la vie, et il faut la penser à deux vitesses. En nous installant dans un quartier populaire, c’est déjà un enjeu qui n’est pas simple de faire rentrer les gens dans une librairie. On ne s’en rend pas compte mais c’est un quartier difficile, cet été il y a eu des fusillades et il y a beaucoup de problèmes de décrochage scolaire chez les enfants. Même si je me sens politisé et d’extrême gauche, je dois faire attention à ce que ma radicalité politique n’empêche pas ce lieu d’être accueillant pour celles et ceux qui n’ont pas l’habitude d’entrer dans une librairie. Je ne veux pas d’une librairie musée, ni d’une librairie de centre-ville, je veux que ce soit un bouillon de vie et je veux que les gens du quartier se sentent attiré.es par ce lieu.
On a commencé à mettre en place des lectures pour des élèves de CE2 de l’école primaire du quartier, par le biais d’un partenariat avec un centre social. Quand ils sont arrivés, je n’avais pas anticipé que face au baby foot que l’on a installé, leur lire des livres pourrait être un combat perdu d’avance. Et pourtant, on a vécu un moment génial. Ils étaient envoûtés par le livre, ils s’y sont intéressés et ont posé plein de questions. Quand je leur faisais la lecture, j’ai joué de mon enthousiasme, je me suis pris au jeu et j’ai joué différentes voix, même si ce n’était pas toujours très pro. Sincèrement, je crois que même nous en tant qu’adulte, on devrait nous lire des histoires, et qu’il y a plein de manières de désacraliser le livre pour toucher tous les publics, et qu’une librairie ou une bibliothèque c’est un lieu où tout cela se doit d’advenir.
Florence Et vous aviez aussi fait un bel événement avec les petits en ayant invité un auteur jeunesse !
Simon Ah c’est vrai j’oubliais ! On a proposé à Mathieu Maudet, artiste illustrateur breton, de faire une intervention cet été dans une école à côté, et ensuite de venir ici faire une démonstration en direct de dessins avec les enfants en leur demandant ce qu’i·els voulaient qu’il dessine. Son dernier livre fait partie d’une petite collection à 6€ l’unité, c’est important pour nous de présenter des livres que les gens du quartier peuvent s’acheter. On a fait tout ça pour montrer que l’auteur-illustrateur, ça peut-être quelqu’un de vivant à qui i.els peuvent parler et s’identifier. Il y avait des mamans qui n’avaient pas compris que c’était l’auteur du livre, et quand elles ont compris, certaines voulaient récupérer leurs enfants avec un peu de gêne, comme si i·els n’avaient pas le droit d’être là. Quand on fait un peu de médiation, ces moments-là deviennent des rencontres très fortes, qui dépassent les frontières sociales habituelles. Mathieu, qui vient de ce genre de quartier, avait envie de leur rendre ça, il faisait des blagues et a fini sa présentation en faisant un film d’animation de ses différents dessins, c’était magique, et je pense que c’est comme ça qu’on rend un livre accessible.
Cette recherche d’accessibilité se matérialise dans des événements, dans la conception du lieu… Mais a aussi été évoqué le travail de Frédéric à propos de l’accessibilité numérique, de quoi s’agit-il plus précisément ? Quelle est la nature de votre travail sur le livre numérique ?
Simon En effet, on a pas mal de choses à raconter à ce sujet. Déjà je trouve que le numérique est une invention incroyable. Frédéric a été contacté par le Ministère de la Culture parce que son travail est au devant de nombreuses problématiques. D’abord, il a rendu compatible l’Epub 34 avec les liseuses des anciens formats, pour faire en sorte que nos livres bénéficient des nouvelles fonctionnalités de cette technologie, sans rendre obsolètes certaines machines du marché, elles ne pourront simplement pas utiliser les fonctions propres à ce format. Concrètement quelles sont ces améliorations ?
Nos livres sont déjà lisibles par des logiciels tels que Thorium6 (je ne sais pas si vous avez déjà essayé ça), et ça permet à nos livres d’être lus par des non voyants. Attention, ce ne sont pas des livres audios, qui appartiennent pour l’instant aux gros, Amazon et Hachette. Pour l’instant c’est une voix monotone qui a plein de défauts, mais on croit que c’est une technologie à venir, et Frédéric travaille sur beaucoup d’améliorations, par exemple sur la prononciation des noms propres. Il a aussi développé des versions pour dyslexiques que l’on ne met pas dans la version normale parce que les fichiers seraient trop lourds mais on précise sur notre site que l’on a des versions dys, avec des typographies adaptées. Tout ce travail évidemment, on ne le fait pas par recherche de rentabilité, Frédéric travaille sur son côté perso pour avancer tout ça.
Florence Et pourtant le Ministère de la Culture, suite à des directives européennes, veut faire voter une loi sur l’accessibilité du livre numérique, avec des normes qui imposent beaucoup de travail supplémentaire pour les éditeur·ices sans que personne ne soit formé ou ait le temps de faire tout ça. Par exemple si il y a des images dans le livre, il faut écrire sa description pour qu’une personne non voyante puisse avoir accès à cette information, en plus des réglages de prononciations sur le vocabulaire spécifique du livre.
Simon L’idée est excellente, mais il y a à la fois un problème de temps, de formation et aussi d’économies. Au lieu de nous imposer une loi, ils devraient monter une équipe avec différents spécialistes et avec les maisons d’éditions qui ont déjà pris le temps de développer ces questions là. Frédéric, si on le paie pour ça, il développe cet outil, et il le diffuse volontiers en Open-Source, tandis qu’on nous impose de gérer tout ça sur nos propres moyens et que ça demande un travail d’une grande complexité. Par exemple, pour le livre de Lionel Davoust Comment écrire de la fiction ?, Frédéric a dû contacter l’auteur pour lui expliquer comment prononcer les noms propres, et cela demande un travail supplémentaire à l’auteur et je comprendrais qu’i·els ne soient pas toujours d’accord avec ça. En fait, c’est toute la chaîne du livre qui est interrogée à partir de cette notion d’accessibilité.
La place de l’auteur·ice, premier maillon de la chaîne éditoriale, semble être remise au centre de vos préoccupations éditoriales. Quelle est alors la nature du contrat que vous passez avec celle.ux que vous publiez ?
Simon Autour début d’Argyll avant même de construire notre ligne éditoriale, on envoyé divers contrats de droits d’auteur qu’on avait sous la main à des auteur·ices de notre entourage, et on leur a demandé rayer tout ce qui ne leur plaisent pas dedans et de nous faire des propositions. Et i·els se sont fait plaisir, je ne donnerai pas de noms mais certain.es en ont profité pour jouer de la correction au stylo rouge à la façon d’un éditeur.
Au delà de la blague, on a reçu beaucoup de choses surprenantes, par exemple le droit d’auteur n’était pas la première chose qui est revenue chez les auteur·ices, mais plutôt cette impression commune que leurs livres étaient balancés dans un océan, non seulement océan de toute la production actuelle, mais dans l’océan de leur propre éditeur. Après avoir passé six mois, un an ou cinq sur un texte, i·els vivent mal le fait que leur livre soit défendu sur une période d’à peine trois semaines, comme cela se fait en général. Donc la première chose sur laquelle on s’est engagé vis-à-vis de nos futur auteur.ices, c’était de publier autant de livres qu’on pouvait en défendre, et de faire ça bien. On s’est fixé une limite de 6 publications par an, soit un tous les deux mois et d’alterner entre nos collections pour que les titres ne se percutent pas. Et plus largement, la question se pose dans la durée : nos auteur·ices nous lèguent les droits sur leur textes pendant huit ans, et l’on pense que ces textes méritent d’être défendus pendant toute cette période.
Florence Je vois une différence énorme avec la façon dont les grands groupes travaillent. Les gros, eux, ils balancent les textes, ils les publient et ça sort en masse. Ils n’essaient pas de défendre leurs textes préférés, ils attendent de voir lequel prend le dessus, lequel fonctionne, et si un livre commence à se vendre, seulement là ils investissent de l’argent pour faire de la communication dessus et pousser sa promotion. Et les autres, ils peuvent toujours attendre…
Simon Qu’est ce que cela veut dire pour les auteur·ices? Leur livre a deux semaines pour savoir si il va être supporté et soutenu par l’éditeur ? Mais c’est d’un cynisme terrible pour les premiers maillons de la chaîne du livre… Mais si je rentre dans les détails de notre contrat d’auteur, je veux d’abord préciser que ce que nous proposons est malgré tout en dissonance avec l’idéal que nous visons : il s’agit dans le fond de repenser le travail et la rémunération, et pour proposer la vision que j’en ai à terme, il nous faudrait bien plus de trésorerie. Actuellement on laisse 12% de droits d’auteur sur les livres imprimés, 25% sur le format numérique et 50% pour le numérique vendu en direct, tout cela dès le premier exemplaire. Mais ce qui me dérange avec le droit d’auteur, c’est que ce n’est pas un salaire, c’est au mieux une rente, et le travail d’écriture n’est jamais vraiment payé, quel que soit le pourcentage… On s’est fixé 12% parce que des collègues de l’édition nous disaient que c’était impossible, que ce taux était trop haut, et je suis déjà content de prouver qu’ils avaient tort.
Florence Parce que c’est déjà plus que la moyenne ! En roman jeunesse, le taux avoisine 7 ou 8%, et c’est beaucoup moins en album illustré parce que le taux est partagé entre les auteur·ices et les illustrateur·ices. Souvent c’est une catastrophe, environ 4% pour les auteur·ices et 2% pour les illustrateur.ices, même si l’édition jeunesse a longtemps été le poumon économique de l’édition.
Simon C’est pour ça que se pose selon moi la question du travail. Récemment j’ai découvert quelqu’un de très intéressant qui fait partie de l’association Réseau salariat, comme Bernard Friot et qui s’appelle Aurélien Catin5 . Il a écrit sur la rémunération des auteur·ices et des artistes, et a exposé les problèmes relatifs à la reconnaissance de leur activité comme un travail.
Nous, on ne pratique pas d’à-valoir, parce que cela correspond à quelque chose que beaucoup d’auteur.ices ont pointé du doigt : c’est qu’il s’agit finalement d’un moyen de pression sur les auteur.ices, même si l’on en a pas toujours conscience. Un à-valoir, on le rembourse ou pas en fonction des ventes, et c’est assez dur à vivre. Et les auteur.ices nous ont souvent fait part de ce relevé des comptes annuel qui indique quand l’à-valoir du livre n’est toujours pas remboursé par les ventes. Peut-être que si le livre ne s’est pas assez vendu, c’est la faute de l’éditeur ou du diffuseur, mais ce que dit le relevé, c’est que la faute revient à l’auteur.ice. Il y a je crois un discours toxique derrière cette pratique.
L’idéal pour moi, ce serait que les droits d’auteurs soient faibles mais que le travail de l’auteur soit reconnu comme tel et soit payé en conséquence. J’ai rêvé à un moment de rémunérer le travail en organisant des résidences, et de subvenir aux besoins de l’auteur·ices pour son temps de documentation et d’écriture, mais cela demande des finances et des possessions immobilières que l’on a pas pour l’instant. Mais ce serait chouette d’aller vers là. Après, dans ces réflexions, on fait attention à ne pas dériver vers une captation du temps des auteur·ices. Puisque l’on est une coopérative, on va proposer à chacun·e de nos auteur·ices à la rentrée de choisir entre 50€ offert à tous·tes, ou alors de leur donner l’équivalent sous la forme de parts dans la coopérative. Le but, c’est de proposer un salaire annexe à celle.ux qui nous rejoignent, et un moyen de prendre contact avec le réel. On voudrait alors les employer pour faire de la médiation culturelle, pour les faire intervenir dans les écoles, et leur proposer d’autres rencontres avec un public que les événements des tournées commerciales des salons de Tours et de Paris.
Tout ça me rappelle une anecdote écrite dans un livre de notre catalogue : un artiste est en train de lire, et son voisin lui demande « vous-vous reposez ? » et l’artiste lui répond qu’il travaille. Le lendemain, l’artiste tond sa pelouse et le voisin lui demande « vous travaillez ? », alors cette fois il répond « non, je me repose ». Ce que l’on essaye de faire, c’est de créer notre société et notre utopie, et on le fait en mettant tout ce que l’on a dedans, nos finances, notre temps et nos rêves. Le rapport que l’on a à nos métiers en tant que coopérative, ce n’est pas seulement de penser le travail comme un salaire, mais d’être au service de la communauté.
Et avant de parler de l’aspect matérielle de l’écologie et de sa place dans votre coopérative, ce besoin de refaire société au sein de la coopérative est t’il aussi un enjeu de votre ligne éditoriale ? Quelles histoires, quels textes, et quel accompagnement à l’écriture répondent à cette vision politique du métier d’éditeur ?
Simon C’est très clair que politiquement, nos livres et nos collections interrogent le monde. Au départ, nous avions beaucoup d’envies différentes et en tant qu’éditeurs, nous avons eu du mal à nous trouver. Parmi nos premières publications, La monture est une traduction du roman de Carol Emshwiller qui suit l’histoire d’un jeune garçon élevé comme monture, et nous met dans la peau des animaux. Le Chien du forgeron de Camille Leboulanger expose quant à lui une critique de la masculinité toxique, et son dernier livre, Eutopia, que nous avons publié en octobre 2022 est une fiction basée sur les lectures de Bernard Friot et la fin de la propriété privée. Maintenant, je n’ai plus envie de publier de dystopie, parce qu’on la retrouve bien assez dans notre monde actuel. J’adore la science-fiction, elle a été visionnaire sur plein de sujets, jusqu’à même avoir une valeur prophétique (et c’est triste à dire). On a commencé à publier des utopies, et je pense continuer à promouvoir des textes nous laissent espérer des lendemains meilleurs et montrent toute la nécessité de l’action politique. Sans s’interdire de publier des coups de cœur, on veut mettre l’accent sur les livres qui luttent contre les imaginaires de la résignation, car elle est notre pire ennemie. On le voit dans certains textes américains qui nous font envie, mais aussi dans les manuscrits que l’on reçoit, il y a bel et bien une littérature de l’utopie qui apparaît, et aussi des histoires qui réenchantent le monde rural. Je pense que cela traduit un point de basculement dans nos sociétés et que les auteur·ices le sentent, c’est là aussi le propre de la science-fiction d’être en avance sur son temps. Depuis que l’on est clair sur notre ligne, les auteur·ices viennent vers nous pour nous proposer ce genre de projet.
Et peu importe l’état d’avancement du projet, à partir du moment où l’on y croit. Cela peut être un texte à rééditer, cela peut-être une traduction, en fait on est vraiment là pour accompagner les textes et les gens derrière sur la durée. Certain·es ont été pris.es sur un synopsis, dans d’autres cas on a publié un manuscrit qu’on a reçu par mail sans véritable reprise, parce qu’on a adoré. Mais au-delà de ça, on se demande aussi si l’on est le bon éditeur pour chaque projet.
Est-ce que ce calendrier de publication et ce modèle d’accompagnement renvoie à un positionnement plus large sur la question de la décroissance dans le monde éditorial ? Quelle est la stratégie d’Argyll en termes de fabrication et selon quels critères de responsabilité écologique pensez-vous la matérialité de vos livres ?
Simon Je me permets de répondre par un chemin détourné, mais selon moi, la chaîne du livre est un champ du commerce moyenâgeuse et problématique, parce qu’elle est enjolivée par la magie du livre. Et il y a trop de gens qui se disent de gauche progressiste, sont capables d’interroger la manière dont i.els se nourrissent, mais pas du tout la manière dont i·els lisent. On pardonne aux livres des choses qu’on ne pardonnerait absolument pas à d’autres secteurs. En soi, j’ai l’impression qu’une maison d’édition, c’est et ça restera une aberration écologique… Même si je dis que l’on publie peu pour lutter contre la surproduction, cela reste 6 livres de plus par an, à un tirage que je situe entre 2000 et 3000 exemplaires, même si en ce moment imprimer est un vrai problème à cause du prix du papier. On mutualise nos impressions grâce à une imposition en amalgame, et on fait nos tirages à minima en regroupant deux publications, pour réduire nos coûts fixes d’impression. Mais ça, ce n’est pas pour des raisons écologiques mais bien économiques. On imprime en France par volonté, mais cela s’arrête là, et l’on a aucun savoir-faire en terme de fabrication. Peut-être que la solution serait de se mutualiser à plusieurs structures pour créer un poste, cela serait aussi très utile de faire ça pour un comptable, mais c’est assez dur à recruter, et la qualité des conseils comptables en édition est assez catastrophique. Mais je pense qu’en France il y a des savoirs-faire qui ont disparu, et que l’on a plus connaissance de certaines manières de faire des livres et c’est assez triste.
Je pense qu’il y a de nombreux travaux de fond à réaliser, mais un qui est important, ce serait de ne plus dépendre des mises en place. Aujourd’hui, le livre est une course en avant. Côté éditeur on parie sur des livres qui ne sont pas sûrs d’être vendus, et du côté vendeur, on doit faire face à des clients qui ne savent plus patienter pour obtenir leur commande. Les libraires meurent des flux de productions, il y a toujours trop de livres à venir, et les événements comme Noël ou le Salon du Livre entretiennent l’appel aux ventes. Combien de livres de la rentrée littéraire sont détruits ? On parle d’un problème systémique, et si je peux me permettre, ce n’est pas en changeant la manière de produire les livres que ça va changer. Je dois aussi admettre que je suis absolument superficiel sur la matérialité du livre. à chaque fois que j’ouvre un carton de nouveauté, c’est le plus beau jour de ma vie. J’aime leur odeur, et en tant qu’éditeur j’ai envie que les gens sentent l’amour qu’on a porté à l’objet livre, et je déteste l’impression que me donnent certains livres d’avoir été fabriqués à la va vite. Même s’il y a un matérialisme certain derrière, je veux que nos livres soient des écrins, et je remercie Xavier pour son travail de graphiste et d’illustrateur, parce qu’il arrive vraiment à donner forme à nos visions.
Florence Je me sens comme toi sur ces questions, je suis très sensible aux façonnages un peu précieux, à la sensation tactile du papier. Mais ces impressions sont aussi en contradiction avec nos combats de dé-sacralisation et d’accessibilité du livre, et le prix d’achat exclut aussi souvent une partie des lecteur·ices.
Simon Peut-être que cela pourrait être le rôle du livre poche et du numérique : de penser le poche comme premier format d’un livre, et que la belle édition viendrait après pour celle·ux qui la veulent ? C’est-à-dire de faire découvrir le texte d’abord et de voir après comment on peut travailler sur le texte ?
Florence Moi, en tant qu’éditrice jeunesse, on me demande de produire X livres par an pour se positionner face à la concurrence et ne pas se laisser dépasser. Et peu importe que dans notre programme on ait assez de bons textes que l’on a envie de publier, il faut trouver de quoi remplir la demande de livres. Et forcément il y a un gros pourcentage de livres même corrects qui vont devenir des déchets parce qu’ils n’existent que pour répondre à l’injonction de publier. Le problème, c’est que tant que les gros éditeurs ne se seront pas mis d’accord, personne ne va oser en premier réduire sa production, parce qu’elle sera synonyme de perte d’argent. C’est vraiment une réflexion globale.
Simon Effectivement, c’est une guerre que se mènent les gros éditeurs pour être vus, mais je constate aussi qu’une maison d’édition qui veut décroître se heurte à des dilemmes impossibles de trésorerie et de flux, même si c’est un terme que j’adore et que c’est pour moi l’enjeu de l’avenir de se dire qu’on ne peut plus vivre au dessus de nos moyens, pas seulement financiers, mais aussi en matière de ressource et de temps. On veut faire de la pédagogie dessus, on va installer dans nos nouveaux locaux de la librairie un panneau pour parler du système de commandes et des gâchis de l’édition. On donne aussi tous les invendus de la maison d’édition pour éviter à tout prix le pilon. Après, on court tous après le temps, et même si au départ ce projet veut questionner notre rapport au travail, on continue de se tuer à la tâche. Je ne sais pas comment vont évoluer nos métiers mais ce sera sans doute vers des métiers bâtards, qui auront vocation à être au service de notre épanouissement.
On est en contact avec d’autres coopératives, souvent menées par des jeunes sur qui les employeurs n’ont plus de leviers, parce qu’i.els sont prêts à démissionner tout de suite pour construire autre chose. En ce sens, c’est un vrai changement de rapport de force qui est en cours et que ma génération n’a jamais réussi à faire. Il y a énormément de coopératives en Bretagne et il faut que l’on travaille ensemble pour tous se faire connaître. Et de la même manière qu’il faut rendre accessible le livre, il faut repenser la chaîne et la décloisonner, et cela demande de chercher les alternatives chez d’autres modèles associatifs. Éditeur, auteur, c’est juste un métier comme un autre, il faut arrêter de rester entre nous. Il faut commencer à mettre des noms sur les problèmes, mais même si on en parle aussi entre nous dans l’interprofession.
Florence Je rebondis sur ce que tu dis à propos de l’épanouissement. Il y a quelques mois, on m’aurait dit que je suis en arrêt de travail et que je l’emploie à faire des tâches bénévoles qui pourraient paraître assez ennuyantes, comme de l’administratif ou de relire des textes alors que c’est exactement ce que je fais au boulot, je me serais sans doute dit : « Mais pourquoi tu fais ça ? Rentre chez toi, profite de ton arrêt et fait des choses qui te font plaisir en fait. » Et je me suis rendue compte que c’est précisément de venir participer à tout ça qui m’a un peu sauvé de l’état dépressif dans lequel j’étais. Parce qu’en venant faire ces tâches, je me sens utile, je m’épanouis parce que j’ai l’impression de faire quelque chose qui a du sens. J’étais très mal il y a quelques temps et ça m’a remis dans une bonne dynamique.