Diffuser le livre en circuit court - rencontre avec les éditions du Commun

Cet entretien donne la parole à Benjamin et Sylvain, éditeurs aux éditions du Commun, maison d’édition coopérative.

L’entretien aborde les questions de gestion, de répartition des connaissances et de la prise de décision entre partenaires. Sont débattues les questions de diffusion libre, du prix juste du travail et des liens entre acteur·ices du livre, dévoilant la complexité de gestion d’une petite maison d’édition et la remise en cause de tout un système capitaliste.

Les rencontres « Écologies éditoriales », initiées lors d’un stage de fin d’études à l’Association pour l’écologie du livre, donnent la parole à des structures d’édition indépendantes qui pratiquent l’écologie du livre au quotidien sous ses trois formes: matérielle, sociale et symbolique.

Pouvons nous commencer par les différentes étapes clefs du parcours de votre maison d’édition jusqu’à aujourd’hui, et si cela fait sens, de préciser vos activités antérieures et votre rencontre ?

Benjamin Alors, ce qui m’a amené aux éditions du commun correspond au croisement de différents travaux que je menais. Je viens du milieu de l’éducation populaire, en tous sens et tous lieux, associations et coopératives. Et en 2012 j’ai initié un travail de recherche en reprenant des études dans un cadre hors les murs, rattaché à l’université de Strasbourg et avec un directeur de recherche à Paris VIII, que j’essaie actuellement de faire reconnaître par VAE1 . J’ai mené pendant trois ans une enquête pour le réseau des CREFAD2 en Auvergne, qui allait à la rencontre de dix collectifs en France, Belgique et Tunisie, et organisait chaque semaine des séminaires de regroupement dans différents lieux pour saisir les différences d’organisation et d’action dans des groupes qui partagent pourtant une culture des enjeux et des dynamiques similaires. Et dans la lignée de la culture des précédents, récolter les expériences sous des formes diverses de ces collectifs qui se font et se défont, en essayant de comprendre leurs différences. Dans ce cadre là, j’ai bricolé chez moi une petite imprimerie avec du matériel de base, imprimante laser massicot etc. pour produire des fanzines à partir de ma recherche, qui étaient distribués de mains en mains dans les différents réseaux ou j’avais tissé des liens.

Les éditions du commun naissent dans ce contexte d’expérimentation en 2015, après avoir embarqué des amis et des personnes par pertinence et affinité Emilie Bernard qui est là au démarrage et Sylvain, puisque si on s’appelle le commun, il valait mieux ne pas y aller tout seul. On produit six publications jusqu’en Août 2017, où l’on transfert toutes nos activités dans une nouvelle association, c’est la deuxième naissance ou tout est vraiment effectif. J’ai vécu pendant un temps de mon chômage et je donnais tout mon temps bénévole à cette maison d’édition. En octobre 2018, je deviens le premier salarié de l’association, on prend le risque de me rémunérer correctement en appliquant la convention collective de l’édition, et déjà là on prend les choses à l’envers. Parce que dans les milieux associatifs et militant, habituellement c’est plutôt le smic, et si on fait plus de choses que ce qui est indiqué sur le contrat de travail, c’est encore mieux…

Sylvain Et moi je suis historien médiéviste de formation, et en parallèle de mon travail, j’étais assez investi dans des associations du secteur culturel rennais, notamment pour le webzine culturel l’Imprimerie Nocturne3 , dans lequel j’écrivais régulièrement des articles sur les sorties et actualités, spectacles, livres, BD etc. Je gravitais aussi par l’écriture dans un réseau d’expositions d’étudiants des beaux arts. J’ai écris et publié quelques livres, dont le récit d’un tour des vieux bistrots de Bretagne avec un ami, un petit best-seller Bistrots, Rades et Comptoir, récit d’un tour de bretagne, d’abord archivé sur le blog de l’Imprimerie Nocturne avant d’être édité avec les éditions Goater. En parallèle je travaillais en tant que responsable et organisateur de la programmation culturelle d’un château entre Nantes et Rennes. J’ai rencontré Benjamin pour l’interviewer avec l’Imprimerie Nocturne sur son activité de fanzine, et très vite on se rapproche, d’abord parce que l’on partageait les mêmes lignes politiques.

On parle assez vite des éditions du commun, de questions communes sur les contrats de droits d’auteurs, de création des collections, et je rejoins l’aventure en 2016 en tant que coprésident, alors que je travaille dans la fonction publique territoriale. 2018, c’est aussi l’année de publication de huit bouquins, on sort de l’auto-diffusion/distribution en rejoignant Hobo diffusion4 . On avait déjà mis en place plusieurs collections, « Collection des réels », « Culture des précédents » et « Essais sciences sociales », et arrive la collection des « Petits manuels ». On développe notre installation dans le paysage éditorial français, et même si Benjamin porte majoritairement tout ça, on s’entoure de plusieurs personnes, comme un service civique qui va travailler sur la première saison de notre podcast « Les mécaniques du livre » pour sortir des coulisses nos pratiques et lever le voile sur les pratiques éditoriales, puisqu’on considérait avec beaucoup d’importance de raconter une autre histoire de l’édition et parler de notre monde.

Benjamin En 2019, même si j’arrive à un certain état d’épuisement, et que je dépasse mes limites en terme de densité de travail et de motivation, on met les bouchées doubles pour passer un cap économique en 2020 et que l’on puisse salarier Sylvain à plein temps, tandis que je réduis mon temps de travail en démarrant une activité de diffuseur à Hobo. Et même si la covid impose une période de calme, on travaille beaucoup pour organiser une passation et décentrer la charge de travail et l’expérience que j’avais accumulée à force de piloter la majorité des opérations, et s’assurer que l’on partage correctement les compétences et les connaissances.

Sylvain C’était aussi le but de mon arrivée, de construire les outils et les ressources, des plannings et des fiches protocoles dont on a pas besoin quand on travaille seul mais qui deviennent indispensable quand on bosse à plusieurs. Et tout ça en parallèle du travail éditorial d’accompagnement à l’écriture et de la préparation des sorties des publications. Juliette arrive en tant que troisième salariée des éditions du commun moins d’un an après moi. On s’était rencontré en 2019 par hasard à Arras au salon du livre « Colères du présent » pendant un repas ou elle s’est assise à côté de moi. Je tenais là-bas un stand éditions du commun, elle était venue pour la promotion de son livre Lutter ensemble. Quand lui parle du livre Agir ici et maintenant qu’on venait de sortir, et elle a tout de suite fait le parallèle avec un livre qu’elle avait absolument envie de traduire, Joyfull Militancy de Carla Bergman et Nick Montgomery, et on s’est aussi rendu compte qu’on habitait juste à côté et qu’on avait plein de connaissances communes. On est resté en contact après et elle nous a transféré le livre qu’elle voulait traduire, que l’on a trouvé passionnant. Alors on a travaillé sa publication avec Juliette en traductrice et préfacière. En plus d’être devenus ami.es, on a souhaité monter d’un cran notre collaboration, elle a d’abord été co-présidente quand j’ai quitté le poste pour être salarié en 2020, puis elle a travaillé pendant un CDD de six mois en 2021 sur la deuxième saison de « la Mécanique du livre », réorienté sur des sujets d’actualité, féminisme, édition numérique, et relation entre édition et écologie, et elle a sorti six épisodes entre Janvier et Juin.

Benjamin Et dès septembre 2021 elle nous a rejoint d’abord en temps partiel, nous à temps plein et elle avait l’objectif de monter une collection de poésie. On a dû recommencer ce travail de partage et de restructuration, mais cette fois on était accompagné par un consultant sur les questions économiques et les questions structurelles internes en poursuivant un DLA5 financé par le gouvernement via France Active. Et cette période transitoire va préfigurer notre passage en Scop au premier janvier 2022, puisque le statut associatif ne nous correspondait plus : on ne voulait pas de bureau fantôme et on était tous·tes les trois salarié.es et ça avait du sens politiquement de passer en coopérative et d’envisager nos pratiques et notre métier dans un statut juridique différent. On décide d’être tous·tes les trois à capital égal et associé.es, et on répartit en trois les responsabilités de la gérance : je prends en charge l’économie, Sylvain le social et Juliette la gouvernance.

Sylvain On s’est beaucoup posé·e la question de savoir si on inclut plus de monde à notre structure avant d’arriver à cette décision, parce qu’on a toujours un tas de monde qui travaille aussi en externe aux éditions du commun, et certain.es sont assez intégré.es pour avoir leur bureau dans nos locaux. Beaucoup n’en ont pas spécialement envie et veulent continuer de travailler sur d’autres projets, mais on avait par exemple hésité avec notre maquettiste qui avait fait son apprentissage chez nous. Mais en Scop, être salarié·e signifie être associé·e, et plus on est nombreux·ses et plus le fonctionnement s’alourdit. Et on n’a pas souhaité rentrer dans des dynamiques trop complexes, qui nous empêcheraient de nous concentrer pleinement sur notre métier d’éditeur·ice. C’est un équilibre que l’on essaie et commence à trouver.

Benjamin Après, l’année 2022 a été déficitaire, on a eu un chiffre d’affaires de 220 000 € alors que l’on visait 250 000 €. Elle est due à plein de choses, au contexte de l’inflation du coût du papier, à des prises de risques et des investissements, mais aussi à une fragilité de la gestion. J’ai l’antériorité de toute la vie économique de la maison d’édition, et je suis encore celui qui a les mains dans les finances. Je n’ai jamais été formé à ça, donc il y a à la fois un enjeu de montée de compétence mais aussi d’en assurer le partage, puisque ce décalage est encore présent entre les sociétaires des éditions du commun.

Et aujourd’hui, comment s’organise votre activité éditoriale et comment celle-ci met à exécution le projet politique et social qui semble être au cœur de votre maison d’édition, avec les difficultés économiques propres à une maison d’édition indépendante ?

Benjamin On va commencer par parler du moins glamour, mais ça implique de prendre en main les choses que dans notre milieu on préfère mettre sous le tapis, à commencer par la comptabilité et la gestion financière. J’ai suivi une formation, pas tant de la saisie comptable du quotidien que de stratégie financière et des méthodes de pilotage de notre structure. La formation qui m’intéressait était à Limoges, alors j’ai été cherché d’autres structures amies sur un territoire proche avec les mêmes besoins pour mutualiser et organiser son passage à Rennes. L’idée derrière ça c’était aussi de se donner des coups de main et de ne pas ranger dans un dossier les tableurs et les super outils qu’on nous a filés, et s’assurer de ne pas passer à autre chose une fois la formation terminée. Paradoxalement, je crois que plus on met le nez dedans et plus on pourra préserver le curseur plaisir. Concernant les impacts de notre déficit, on a pris les devant, c’est-à-dire qu’avant de réduire le salaire des gens avec qui on travaille ou le nombre de personne qu’on emploie, on fait le choix de passer en temps partiel Sylvain et moi, et de rester vigilant sur les trois à six prochains mois. Tout ça implique de changer de rythme de travail qui nous tient depuis maintenant 8 ans que l’on publie des livres dans une économie serrée.

Depuis septembre, on s’est mis autour d’une table pour ouvrir le futur à tous les scénarios possibles, jusqu’à envisager la fin mais surtout de partager notre charge mentale, tout ce qui nous pèse émotionnellement et peut-être angoissant, et continuer à monter en compétences en prenant ce temps de transmission.

Et au-delà de serrer la ceinture de manière drastique, on doit préserver le plaisir, ne pas s’endormir ni se désintéresser : au-delà de la question économique, c’est aussi de dégager du temps pour d’autres envies. Je partage depuis quelque temps mon temps salarié aux éditions du commun en travaillant pour Hobo, et je pense par exemple à ré-entamer ma recherche dans le cadre d’une thèse. Je pense que depuis le début de 2023, on arrête de subir la question économique, ce qui ne veut pas dire qu’on est moins en difficulté, mais qu’on le vit plus sereinement. Quelque chose a opéré même si la situation n’a pas foncièrement changé.

Sylvain On a tous d’autres projets en parallèle de la maison d’édition, Juliette est autrice et elle a aussi été journaliste. Moi je suis engagé dans un projet d’habitat partagé, et j’ai monté un bistrot social culturel et solidaire dans une petite commune, donc on a pas mal de casquettes en plus de nos vies de familles. Peut-être que notre année déficitaire est un problème de seuil, en tout cas c’est un critère, mais il y a aussi la question de qui on paie et comment ? On est sorti·e des solutions bénévoles de nos débuts, qui impliquent souvent dans le monde de l’édition indépendante qu’un travail de maquette ou de correction ne se fasse pas payer, ou alors pas au juste prix, parce qu’on en a pas la capacité. Sur le colophon que l’on présente aux premières pages de nos livres, on veut valoriser le travail éditorial de toutes les personnes, jusqu’à nos stagiaires. Dans un monde idéal, on voudrait travailler correctement et continuer de rémunérer correctement toutes les personnes avec qui on travaille sans que ça nous fragilise économiquement. Parce que le constat que l’on fait, même si c’est un peu triste de le dire comme ça aussi brutalement, à l’échelle de notre structure indépendante, on se retrouve contraint à se précariser, pour ne pas diminuer les revenus des personnes autour de nous.

Personne ne se gave dans l’économie du livre indépendant, et dans cette économie serrée, il suffit que le coût du papier augmente et tout le monde le paie. Bien sûr on indique aussi nos financeurs, c’est moi qui m’occupe des financements donc je peux en parler, même si on est tous les trois sur la même longueur d’onde. On ne s’interdit aucun soutien tant qu’il n’y a pas de contrepartie. On a de la chance que la région Bretagne offre un grand soutien, mais aussi Rennes métropole qui propose des subventions proches des subventions d’aide au fonctionnement : elles sont établies sur les dépenses externes d’un programme éditorial, donc toutes les personnes externes qu’on doit payer, attaché de presse, maquettiste, traducteur·ices, et s’élève à un maximum de 6000 €, tandis que l’aide de la région monte à 20 000 €, et chaque année on obtient le maximum. Maintenant on rajoute le soutien du CNL, et on a notamment obtenu l’aide à la promotion des auteurs, même si avant pour beaucoup de livres on a pas obtenu de subventions, ce qui nous a demandé un gros chantier de plus de deux ans, parce que les temporalités ne sont pas adaptées aux maisons d’éditions indépendantes, et ça nous arrivait de proposer des textes qui n’étaient pas encore tout à fait corrigés, ou étaient encore à l’étape de réécriture. On a parfois été très étonnés de réponses défavorables qui nous ont paru décalées par rapport au sujet traité, et on pourrait penser qu’à certains endroits il y a aussi des enjeux politiques qui incitent à croire qu’il faut se caler sur une certaine ligne politique, ou de jouer le jeu d’un certain argumentaire dans la rédaction des dossiers. Au total, nos subventions atteignent 15% de notre chiffre d’affaires, approximativement 30 000 euros…

Mais je dirais qu’un autre point décisif pour repenser l’équilibre des éditions du commun, c’est de revoir nos manières de travailler sur les livres. Ça a toujours fait partie de notre philosophie que de faire un accompagnement d’écritures qui sont parfois fragiles, et demandent un travail sur le manuscrit pendant deux ans et jusqu’à cinq allers-retours. On se l’est permis sur beaucoup de livres, puisqu’on a souvent édité des premières écritures, ce qui va de soit lorsque l’on porte des récits invisibilisés. On a très peu d’auteur.ices avec une longue expérience, Olivier Marboeuf et Juliette Rousseau, c’est à-peu-près tout, y compris dans la collection « Essais & sciences sociales », ce qui je crois est assez exceptionnel dans ce champ-là. C’est un engagement de long terme dès le départ que l’on ne peut plus autant se permettre, pour s’assurer là aussi d’y préserver un plaisir. On est toujours impliqué.e dans la réécriture, mais on choisit aussi des textes qui nécessitent moins d’aller-retour. Sur les quatre dernières années, on a évolué entre sept à douze publications par an, entre des traductions et la découverte de nouveau·lles auteur·ices francophones.

On s’est toujours dit qu’on ne voulait pas publier trop de livres. Aussi bien pour assurer et accompagner le travail d’amont à la publication, mais aussi de porter la promotion de chaque livre, d’assurer les tournées, de garder contact avec les librairies, gérer les reprêts et répondre aux demandes de service presse, tout un travail assez chronophage, auquel s’ajoute la gestion de la société. On se donne le défi de ne pas répondre à la tentation d’une surproduction, ni dans le tirage, ni dans le nombre de livres qu’on publie. C’est un équilibre précaire qui est difficile à tenir. Aujourd’hui on tire un livre en général entre 2000 et 3000 exemplaires, en numérique ou en offset. On a connu déjà plusieurs petits best-sellers, avec plusieurs réimpressions et des ventes qui dépassent 6000 à 7000 exemplaires chacun, comme Le Manifeste du tiers paysage de Gilles Clément, qui va continuer à bien se vendre, mais aussi Joies Militantes ou Agir ici et maintenant, sans oublier Rap, recueil à punchlines. Mais on n’est pas à la recherche de publications de tête d’affiches. Là aussi, on doit équilibrer avec d’autres livres qui nous paraissent hyper importants dans le paysage éditorial mais qui ne se vendent pas très bien. On essaie plutôt de construire un maillage de livres entre nos collections, comme la récente sortie de deux ouvrages d’Olivier Marboeuf qui se répondent, dans différentes collections pour croiser les pensées des livres les uns avec les autres, ce qui est plus une recherche de cohérence qu’une ligne éditoriale.

Sur l’ours on lit aussi que les textes des auteur·ices sont sous licence creative commons6 , quelles sont les implications économiques de cette licence pour les auteur·ices ? Et plus généralement, comment s’articule l’économie du libre au soin d’une rémunération juste pour tous.tes les acteur.ices de votre chaîne éditoriale ?

Benjamin C’était un élément important dans notre démarche, on faisait signer à nos auteur·ices l’autorisation de publier en libre accès leur texte sur internet, tout en les protégeant de la récupération. Mais aujourd’hui les contrats ont complètement changé, ils ont été revu avec une avocate spécialisée dans le droit de la propriété intellectuelle pour assurer une meilleur protection pour les auteur·ices et pour nous. Elle nous expliquait qu’il y avait des failles dans le mélange de la licence à un contrat de propriété intellectuelle, et que ce geste manifeste et performatif ne serait pas recevable devant un tribunal. Aujourd’hui on fait signer trois contrats à nos auteur·ices, un premier pour l’édition papier, un second pour le numérique et un avenant au contrat d’édition numérique qui permet sa diffusion. On n’a pas pris le temps de faire dialoguer Laure Duchastel avec un spécialiste du libre, mais on partageait avec notre avocate que le contrat d’auteur type proposé par le SNE est imbuvable, parce que générique et intègre trop d’occurrences. Donc notre enjeu a été d’arriver à le resserrer dans quelque chose de lisible, présenté en parties séparées pour être compréhensibles par toutes et tous, tout en conservant les spécificités qui sont propres à notre maison d’édition : les droits d’auteurs nous sont cédés pour une période de cinq ans renouvelables, et l’on s’est assuré·e de multiplier la capacité des auteur·ices à vivre de leur œuvre. On arrête de se faire les intermédiaires de situations où il y a des rémunérations annexes sur les œuvres. C’est une attention à plein de petites choses, par exemple la remise sur les livres que l’on vend aux auteur·ices est faible de 30%, là ou d’autres proposent des remises de 40 à 45% mais excluent de la reddition des comptes et des livres vendus, ou alors d’autres qui baissent les droits d’auteurs, alors que les droits d’auteurs impliquent des cotisations sociales. C’est comme donner de l’argent comptant à la place d’un salaire : ces modèles s’éloignent de toute construction sociale.
Sylvain Par exemple s’il y a une traduction, une adaptation cinématographique, ou théâtrale, les droits ne sont pas traités avec l’éditeur comme c’est le cas actuellement, mais directement avec l’auteur·ice, ce qui nous coupe potentiellement d’une source de revenu d’un bon nombre de maisons d’éditions. On a parfois des échos scandaleux de moyennes et grandes maisons d’éditions, qui imposent des droits d’auteurs de 4 à 6%, là où nous en tant que petite maison d’édition on propose du 10 à 15%. Mais ces questions s’appliquent aussi à d’autres maillons de la chaîne ou il se construit une économie du libre, par exemple dans le champ de la typographie qui est parfois pensé à la marge d’une unité éditoriale.

Nous travaillons l’identité visuelle de notre maison d’édition avec des graphistes en freelance qui ont un bureau dans nos locaux afin de créer une continuité et des échanges constants entre la part du design et la part éditoriale. Mais par exemple, pour notre collection « Poésie », Fabrice et Juliette ont décidé d’employer un caractère typographique Open Source, le Baskervolll de la collective Bye Bye Binary7 , qui est un caractère de labeur avec un set de ligatures inclusives, nécessaire à la publication du premier titre de la collection, Fiévreuse Plébéienne d’Elodie Petit. Je ne pourrai pas rentrer dans les détails de cette opération parce que je n’avais pas la main dessus, mais nous avons soutenu financièrement la collective en rémunérant le temps de travail nécessaire au développement complet du caractère. Ce type de soutien financier à la création permet d’entretenir un écosystème militant du livre, à la fois crucial pour la qualité de nos livres, et nécessaire pour affirmer un message politique. Baskervolll reste une police en libre accès, mais il nous paraît clair qu’il faut aider ces initiatives du point de vue économique.

A vous écouter, la compréhension des rouages économiques du secteur de l’édition ne sert pas à répéter les schémas existants, mais permet d’inventer un projet social dans le geste de publication. Pensez-vous que cet investissement politique soit présent ailleurs, et témoigne d’une prise de conscience plus large de la scène indépendante ?

Benjamin Comme dans beaucoup de milieux, la question de l’argent reste encore tabou, et les échanges entre éditeurs sont le plus souvent des discussions informelles, aussi par manque de temps. Mais l’édition reste globalement une boîte noire. C’est un véritable enjeu du milieu à se regrouper vers une sorte de fédération, et il y a aujourd’hui de nombreuses initiatives dans cette veine. Au plus simple, je pense que l’on retrouve ça dans l’appartenance à un catalogue de diffuseur. Chez Hobo, il y a une cohérence générale qui dessine une sorte de politique commune à l’intérieur d’un spectre de propositions très larges. Bien sûr que l’on peut s’inspirer des initiatives des un.es et des autres, mais nos réalités diffèrent et cela impacte la nature de nos questionnements. Les conditions de rémunération dans l’édition ne sont pas l’endroit d’un débat public, ni entre éditeur.ices ni entre auteur.ices ! Juliette avait eu cette discussion avec son collectif « Editer en féministes », i·els sont tous·tes tombé.es des nues parce que les différences des droits d’auteur étaient immenses entre les différentes structures. Les idées et la réalité du métier ne sont pas assez diffusées, et à part pour les cent auteur·ices qui vivent de leur pratique, il y a toujours une précarité dans ce métier et cela entretien le modèle des auteur·ices qui font le choix d’aller vendre leur âme aux grosses maisons parce que l’à valoir leur permet de tenir l’année. Avec le podcast ou par le biais de notre blog sur Mediapart, on essaie de diffuser une pédagogie de la responsabilités de chaque membre de la chaîne et questionner par exemple la tentation de léguer son œuvre à Bolloré, d’autant plus si elle est de gauche ou féministe même si nous autres indépendants ne pourront pas concurrencer sur l’offre. On invite les précaires de l’édition à mettre les mains dans le cambouis pour connaître leurs droits. Je crois quand même que les maisons qui engagent ces questions là viennent pour beaucoup d’autres univers professionnels que le monde éditorial classique. C’est aussi là que se trouve le sens de notre maison d’édition : essayer en permanence d’être en adéquation entre ce qu’on défend dans notre quotidien et ce que défendent les livres qu’on édite. On établit différents canaux de diffusions et d’échanges en cohérence de ce que l’on cherche à construire dans nos pratiques, jusque dans nos relations au quartier, aux associations et aux allié.es avec qui on travaille. On a déjà proposé des journées de formations, mais on a tous les trois envie de faire un travail plus anthologique pour décortiquer le métier d’éditeur et interroger d’autres pratiques et d’autres personnes autour des manières alternatives de l’édition.

Et au-delà de la rémunération des personnes qui travaillent sur vos livres, comment faites vous exister le déplacement de l’objectif économique d’une croissance vers un écosystème éditorial soutenable pour tous·tes ? Cet engagement à travailler le livre autrement prend t-il d’autres formes dans vos activités ?

Sylvain Cette question rejoint la métaphore d’une différence politique entre un livre et un poireau que l’on avait pensé pour notre campagne d’abonnement. Aujourd’hui, Juliette le dit très bien, le consommateur a une compréhension parfaite de l’engagement à l’achat de son alimentation entre les produits d’un producteur du coin plutôt que dans un Biocoop. On espère construire la même chose avec le livre. Quand on a mis en place une formule d’abonnement à notre catalogue, on avait directement été inspiré par le modèle des AMAP. On cherchait à assurer la vente des livres et à mettre en avant notre maillage éditorial, et proposer aux lecteur·ices un moyen de faire des découvertes, similaire à l’entretien d’une alimentation variée. Même si cela a toujours représenté une petite partie de notre système économique, cela a pu nous structurer à nos débuts. On connaît une baisse drastique de notre quota d’abonnés et l’on ouvre la perspective que cela puisse être une stratégie à un moment donné que l’on va peut-être devoir arrêter. Réfléchir à un écosystème du livre interroge sa circulation et sa localité. Par exemple, on adopte une stratégie de surdiffusion dans toute la Bretagne. On essaie au mieux d’être en relation avec les librairies parce qu’on sait que c’est comme ça qu’elles portent mieux nos livres, mais c’est chronophage, et ça nous met mal à l’aise quand l’auteur·ice est contraint·e de gérer la présence d’une tournée sans nous !

Benjamin On pense la question d’une écologie comme un ensemble qui s’intéresse à tous les espaces du livre tient à l’intérieur des liens que l’on tisse, par exemple à l’étape de la fabrication et de l’impression : la collection poésie est imprimée chez Média Graphic, une imprimerie coopérative à moins de trois kilomètres d’ici. Économiquement, c’est vrai que cela peut être dur de ne pas aller imprimer à l’étranger (pas même en Normandie )! Je fais mon chauvin pour la blague, mais la proximité change vraiment tout, tout comme le fait de travailler avec un imprimeur en SCOP, on partage des accointances dans nos manières de penser et de travailler. Par rapport aux plus gros imprimeurs avec qui l’on a pu travailler, on trouve que le façonnage est de meilleure qualité, on est sur de ne pas avoir de mauvaise surprise à la réception de nos tirages. Très concrètement, on a connu par le passé des coulures à l’impression, des décalages ou des couleurs qui ne sont pas conformes à ce que l’on souhaitait. La couverture de notre première collection devait par exemple avait une teinte crème, un blanc assez chaud, et en fin de course, on a récupéré des livres blancs immaculés un peu froids. Lorsque l’on est loin de son imprimeur, les relations service après vente sont beaucoup plus complexes. Même dans les conseils de choix de fabrication, la discussion est difficile et cela peut être très frustrant de devoir tirer les vers du nez des technicien·nes pour profiter de leur expertise. L’impression de travailler main dans la main avec les imprimeurs est précieux et nous l’avons trouvé avec Média Graphic.

Plus largement, l’engagement dans une vie sur un territoire resserré s’est imposé lorsque j’ai emménagé à Blosne avec ma petite famille en 2019, et que l’on a trouvé nos locaux pour les éditions du commun peu de temps après. Cet engagement quotidien m’a permis de réfléchir à une écologie des pratiques de la lecture à l’échelle d’un territoire où il manquait un ou deux maillons entre la bibliothèque du quartier et notre maison d’édition. J’avais commencé à travailler sur un projet de librairie coopérative en 2017 pendant un mois dans une sorte d’incubateur pour aider à dérouler le projet et mesurer sa viabilité. J’avais comme équipe Laurent Prieur, un ami qui connaît bien le milieu de l’ESS et un autre ami. On cogite donc avec pour inventer cette librairie, et on part un peu plus tard dans l’année faire une tournée des librairies françaises en SIC comme « La Cavale » à Montpellier ou « l’Hirondelle » à Firminy. À notre retour la dynamique est lancée et ce coup-ci on avait organisé des événements sur le marché pour aller à la rencontre des habitants dans le but de leur présenter le projet et d’agglomérer le plus grand nombre de personnes qui voudraient s’impliquer dès le départ, et l’on arrive à monter un groupe de six personnes, et l’on y a recruté nos futurs libraires qui ont un engagement plus gros que les autres bénévoles. Ensuite le covid a un peu aplati le mouvement sans complètement le casser, et nous avons emménagé dans les locaux du Quadri en Avril 2023, en proposant d’abord d’expérimenter le métier de libraire à plus petite échelle dans un local qui recensait plus de 1500 références .

Aujourd’hui et après tous ces efforts, les gens investis sont plutôt des femmes cinquantenaires CSP, nous salarions à 80% trois libraires, et la librairie attire du monde des quartiers adjacents. Des adolescents occupent en permanence l’espace de lecture que l’on a installé dans une petite annexe en mezzanine et les libraires sélectionnent leur catalogue avec exigence, ce que je pense positif. J’essaie maintenant de pousser les bénévoles à créer des événements hors les murs, ou de créer la connexion entre la librairie et les écoles du quartier, même si je ne suis plus responsable du projet et que je me suis retiré au simple niveau de client sociétaire. Bien sûr, la librairie n’est pas encore complètement stabilisée, l’année dernière on a été déficitaire de moins de 10% de notre chiffre d’affaire, et même si les collectivités ont été très aidantes dès le départ, je pense personnellement que ce n’est pas à la politique publique de venir supporter financièrement un commerce en coopérative. C’est déjà une victoire d’être une librairie de quartier, même si le modèle économique ne fonctionne pas encore totalement.