Les livres sont-ils des remparts contre les monocultures de l’esprit ?

En plus de rendre les savoirs locaux inaccessibles en les déclarant inexistants ou illégitimes, le système dominant fait également disparaître les alternatives en effaçant et en détruisant la réalité qu’elles tentent de représenter. (…) La connaissance scientifique dominante engendre une monoculture de l’esprit en faisant disparaître l’espace pour les alternatives locales ; tout comme les monocultures d’espèces végétales introduites conduisent au remplacement et à la destruction de la diversité locale.

Vandana Shiva, Monocultures de l’esprit, 1992

Vandana Shiva, grande militante écoféministe indienne, lutte depuis les années 1970 au niveau mondial pour la liberté des semences et la liberté de la connaissance. Au début des années 1990, elle a publié Monocultures de l’esprit, un ouvrage critique de la « révolution » agricole que le monde occidental a imposé à l’Inde, et qui a détruit une immense partie des systèmes agro-sociaux, locaux et paysans, du sous-continent indien.

Appliquée aux mondes du livre et de la lecture, cette notion de « monocultures de l’esprit » semble riche de nombreuses significations. Les œuvres écrites – et l’art plus généralement – sont par essence des créations de diversité ; mais dans un monde de plus en plus régi par des enjeux commerciaux, les livres peuvent-ils toujours jouer leur rôle premier ?

Les livres sont historiquement créateurs de diversité

Tout d’abord, il est important de rappeler combien le livre est, historiquement, un objet de création et d’invention. Et combien donc le livre est une forme d’art qui crée de la diversité. C’est que l’autrice néo-zélandaise Eleanor Catton résumait en ces termes :

« La littérature, dans ce qu’elle a de meilleur, n’est que rencontre : elle s’oppose à la consommation en ce qu’elle ne peut être épuisée et qu’elle ne peut mourir. Les liens qui se tissent entre lecteurs et écrivains, lecteurs et personnages, et lecteurs et idées prennent une dimension que jamais ceux qui existent entre consommateurs et produits ne pourront atteindre. La littérature exige de la curiosité, de l’empathie, de l’émerveillement, de l’imagination, de la confiance, le renoncement au cynisme et l’éradication des préjugés ; en retour, elle permet au lecteur d’accéder à la curiosité, à l’empathie, à l’émerveillement, à l’imagination, à la confiance, au renoncement au cynisme et à l’éradication des préjugés. »

Cette capacité de l’art en général – et des livres particulièrement – à relier différents pans des vies, à explorer des potentiels qui sont en germe dans le monde, et à déplacer les créat·rices comme les lect·rices de leur point de vue par défaut : tout cela contribue à l’idée qu’une œuvre crée toujours à la fois du lien, du sens et de la beauté.

La multiplication de telles créations (qui cherchent à dire toujours autrement, à élargir l’éventail des manières de raconter et de penser), si on l’imagine comme un tressage permanent et mobile d’histoires – partout sur la planète et dans toutes les langues – nous montre bien comment l’acte de publier et celui de lire sont des activités qui favorisent la diversité : diversité des opinions, diversité des voix, diversité des formes, et donc diversité des cultures.

Depuis 30 ans, les livres tendent à devenir uniformes

Mais, depuis le tournant libéral des années 1980-1990, les mondes du livre et de la lecture en Occident (et en France tout au moins pour ce qui nous concerne directement) se sont massivement industrialisés – et ont donc connu une importante accélération et une forte uniformisation.

Dans Bibliodiversité, Susan Hawthorne écrit :

« Les tomates calibrées des supermarchés ressemblent à ces livres identiques produits par les géants de l’édition : ils ont perdu toute saveur locale, la langue est le plus souvent “américanisée” et les personnages, qui flottent dans un univers mondialisé et improbable, sont confrontés à des problèmes que seuls les riches connaissent. Il arrive aussi que ces livres reproduisent le même genre de violence dont nous autres, qui nous battons contre le racisme, la misogynie, la colonisation et autres phénomènes analogues, avons refusé de faire un fonds de commerce. »

Il y a donc une indéniable tendance de fond, au sein de la chaîne du livre, à produire des livres de plus en plus standardisés. Et donc des ouvrages qui, comme les autres marchandises, sont des produits dont on peut évaluer la future rentabilité – bien mieux qu’avec un livre atypique dont on mesure mal la réception. Une telle transformation est liée à un besoin croissant de profits, qui est corollaire de l’essor de groupes éditoriaux financiarisés de plus en plus gros et de plus en plus voraces (pour lesquels la rentabilité, et donc l’augmentation permanente des marges, est l’objectif premier).

Or, ces livres historiquement facteurs de diversité que nous évoquions, n’ont pas été inventé au sein d’un tel modèle de profits, ni inventé pour qu’un tel modèle de profits existe. La fabrication et la circulation des livres est une pratique séculaire, placée à mi-chemin entre artisanat et industrie – ce qu’on pourrait appeler une économie « proto-industrielle » (comme le fut le textile par exemple).

Une telle quête de rentabilité, lorsqu’elle devient structurelle, met beaucoup de choses en péril : la soutenabilité du modèle (surproduction/surimpression), son équité socio-économique (concentration), et donc par extension sa diversité de forme et de fond (uniformisation).

Comme le décrit Susan Hawthorne :

« Les livres qui ne menacent pas le statu quo, qui ne remettent pas en question l’opinion dominante, que ce soit sur le plan politique ou sur celui de l’imaginaire, sont publiés en nombre. Ils figurent en bonne place et en piles gigantesques dans les points de vente (qui ne ressemblent pour ainsi dire plus à des librairies, le plus souvent). »

Quelques pages plus loin, en prenant l’exemple des œuvres de Virginia Woolf et de James Joyce, elle écrit :

« Si une publication purement commerciale avait été la règle, seule une infime partie de leurs ouvrages aurait été publiée, car tous étaient des novateurs qui privilégiaient l’expérience ou écrivaient d’une façon qui dérangeait à l’époque. »

Réinventer la diversité : vers les droits bioculturels

On en revient donc clairement à la notion de monocultures de l’esprit – ce terme forgé par Vandana Shiva, pour affirmer que, de son point de vue de femme indienne, il faut déjà avoir des monocultures dans la tête pour inventer des monocultures agricoles (et que nombre de peuples sur la planète n’auraient jamais esquissé une telle idée).

C’est de là que vient le constat international suivant :

« Le contrôle de la pensée ne passe pas par la seule censure. Dans un contexte de surinformation, de concentration des médias et de standardisation des contenus, il est essentiel de veiller à ce que la liberté d’expression ne serve pas uniquement la voix des groupes ou des pouvoirs dominants. »

(Alliance internationale des éditeurs indépendants, Déclaration internationale des éditeurs indépendants pour la protection et la promotion de la bibliodiversité, Paris, 2014)

Cela étant dit, il semble donc que l’un des enjeux primordiaux pour l’avenir des livres est bien le maintien de leur capacité à favoriser la diversité culturelle.

Face à l’industrialisation et la marchandisation croissante de « l’objet livre », il convient donc à la fois de continuer à favoriser coûte que coûte les pratiques artisanales, œuvrières et indépendantes. Mais aussi, de continuer à considérer et défendre le livre comme un outil d’émancipation – artistique, politique, sociale et imaginante.

Dans une perspective écologique, il semble nécessaire d’œuvrer à l’intersection entre écologie et art, entre soin des milieux de vie et soin des manières de raconter – et donc, c’est-à-dire entre biodiversité et bibliodiversité. C’est aussi ce qu’on appelle des droits « droits bioculturels » : à savoir des droits qui défendent d’un même élan la diversité des espèces et la diversité des cultures. C’est typiquement ce que promeuvent les droits de la nature – protéger à la fois des milieux de vie et les manières de les habiter. Et on peut clairement étendre cela aux manières de raconter ces lieux et ces modes de vie.

On finira donc ici par les mots simples et puissants de Susan Hawthorne :

« L’écriture et l’édition sont des activités qui s’accommodent particulièrement bien d’une petite échelle, à l’image de l’agriculture biologique qui produit ses meilleurs résultats lorsqu’elle est appliquée à de petites surfaces. (…) Ce qui est sauvage est déterminant pour l’existence de la biodiversité et pour sa pérennité. N’excluons pas ceux qui bousculent notre zone de confort. »