Peut-on être indépendant•e dans un monde interdépendant ?

« La vision de l’évolution comme une sanglante et permanente compétition entre individus et espèces – distorsion fréquente de la notion darwinienne de « survie du plus apte » – se dissout au profit d’une vision nouvelle de coopération continuelle, d’interaction forte et de dépendance mutuelle entre les formes de vie. La vie n’a pas conquis la planète par la force et le combat, elle y a tressé son réseau. Les formes de vie se sont multipliées et complexifiées en en cooptant d’autres, et non en se contentant de les tuer. »

Lynn Margulis, Microcosmos, 1987

Lynn Margulis est probablement l’une des biologistes les plus importantes de l’histoire. Elle a prouvé, à partir de l’étude de nos intestins, que l’évolution de la vie sur Terre – depuis 4,5 milliards d’années – s’opère par symbiose : c’est-à-dire, par le mélange d’organismes différents.

Cet enseignement fondamental des pensées de l’écologie (le fait que tout est enchevêtrement permanent, et donc interdépendance) vient confronter, par bien des aspects, nos représentations occidentales et modernes. Et notamment – une qui compte pour les mondes du livre et de la lecture – celle d’indépendance.

En France, depuis la loi Lang (1981), le prix unique du livre soutient et défend tout un tissu de professionnel·les dits « indépendant·es » – principalement des maisons d’édition et des librairies, mais de nombreux autres métiers après elles. Cette notion d’indépendance, héritée des Lumières, parle de plusieurs choses à la fois : 1) elle évoque les questions de liberté individuelle et de maturité (être adulte, être citoyen·ne) ; 2) elle qualifie le fait de ne pas appartenir – financièrement et/ou moralement – à des entités qui spéculent (et donc s’enrichissent) sur le dos d’une activité elle-même ; 3) par extension, elle renvoie à des personnes ou des structures qui relèvent de l’une et/ou l’autre des deux premières définitions.

Au sein de notre Association pour l’écologie du livre, la majorité des membres sont des indépendantes et des indépendants. Pourtant, d’un point de vue écologique et biologique, l’indépendance n’existe pas. Comment dès lors défendre et sauvegarder des valeurs qui nous sont chères, tout en réinventant de fond en comble le vocabulaire et les imaginaires qui nous enserrent dans cette vision individualiste et compétitrice ?

À quoi tenons-nous exactement dans l’idée d’indépendance ?

Au sein de mondes du livre et de la lecture néolibéralisés (et donc de plus en plus capitalistes1 ), la préservation d’un tissu d’act·rices indépendant·es est une condition essentielle de la préservation, tout à la fois : a) d’une liberté d’expression véritable ; b) de pratiques professionnelles à la croisée de l’artisanat et de l’industrie ; et c) d’une bibliodiversité digne de ce nom.

A – Dans un monde (dystopique mais de plus en plus réaliste) où tou·tes les act·rices du livre seraient détenu·es par des structures financiarisées, l’espace pour dire, pour inventer et pour renverser les préjugés en serait assurément restreint. On le voit par exemple très bien avec le rachat progressif des médias par quelques milliardaires – et combien cela induit un climat général de défiance et de tension, peu propice à la création et à la critique. Notons bien tout de même, qu’il en est aujourd’hui plus que globalement de même dans les mondes du livre (où 80% du chiffre d’affaires annuel est partagé entre 4 grands groupes) – et où la loi Lang apparaît comme l’un des derniers remparts.

B – Les métiers du livre sont nombreux, multiples et tous utiles. Plusieurs sont invisibles mais essentiels. Et tous sont en tension face à l’industrialisation massive qu’a connu la « chaîne du livre » au cours des 30 dernières années. Maquettiste et correctrice, représentante, cheffe de fabrication, libraire, ou encore réparatrice d’ouvrages abîmés : chaque profession des mondes du livre et de la lecture a des pratiques qui lui sont propres, un savoir-faire particulier, une éthique. A la croisée de tous ces métiers, se tient l’acte de médiation, celui d’être passeuse ou passeur de textes imprimés – de faire en sorte que les lect·rices trouvent leurs livres, et que les livres trouvent leurs lect·rices. Or un tel maintien des pratiques de médiation (de soin, de temps long et d’écoute) est difficilement compatible avec les logiques néolibérales.

C – A cheval entre création (libre expression) et médiation (libre transmission) se tient la bibliodiversité. Car défendre, cultiver et promouvoir la diversité des manières de raconter des histoires demande un soin particulier tout au long de la « chaîne ». Il semble en effet nécessaire qu’une grande diversité d’act·rices – et donc de pratiques – participe à un effort commun pour repousser ainsi les limites habituelles et quotidiennes du connu, du déjà-dit et de l’uniforme. C’est donc probablement sur cette pierre de touche que se situe l’inédit. Inédit qui n’est d’ailleurs clairement pas une fin en soi, mais qui est plutôt à envisager ici comme une exigence de créativité – qui s’oppose aux logiques de surconsommation et de reproduction (néolibérales et industrielles) qui sont celles qui « rapportent » logiquement le plus.

Que serait un réseau d’interdépendant·es ?

Là où les pensées de l’écologie nous sont utiles, c’est qu’elles nous conduisent à changer de perspective sur les choses considérées comme sues, voire comme vraies. Dans un enchevêtrement de mondes où tout change et se mélange en permanence, seule la coopération et le tressage sont gages de pérennité.

A cet imaginaire devenu classique de « l’indépendance », ne pourrions-nous donc pas substituer celui – plus juste sous tous aspects – des « interdépendances » ? Et donc de l’entraide, de la coproduction et du lien ?

Par certains aspects, peut-être s’agit-il déjà, simplement, de regarder autrement notre situation. Les indepéndant·es ne forment pas seulement une addition d’entités atomisées qui résistent tant bien que mal au rouleau compresseur néolibéral par la force de leurs convictions et par leur dévouement ; ils et elles sont, aussi et surtout, le maillage le plus profond de la création et de la circulation des livres, depuis leur invention. Ils et elles sont le tissage du fond du panier – celui sans lequel rien ne tient. Ils et elles sont la tranche du grand livre en train d’être lu (globalement invisible et peu valorisée mais essentielle à l’existence même de l’ouvrage).

Autrement dit : les indépendant·es sont le microbiote du grand organisme que sont les mondes du livre et de la lecture. Mondes au sein desquels certains « gros joueurs » font tout leur possible pour jouer le rôle d’organes vitaux. Mais, dans un corps vivant, aucun organe ne peut fonctionner en l’absence de microbiote.

On pourrait alors renverser le « stigmate », et considérer que les adjectif petit, localisé, précaire et éthique sont mélioratifs, sont des forces et des valeurs qui donnent corps à la diversité de nos pratiques de création et de transmission. Et, avec Lynn Margulis, assumer que : « Nous sommes les interdépendant·es qui se défendent ».

Réinventer les métiers vers un écosystème du livre

Tout cela étant dit, que seraient donc les métiers de l’écologie du livre ?

Premièrement, ils seraient assurément des métiers résolument tournés vers des pratiques, des méthodes et des éthiques artisanales. Comme le disait William Morris (artisan-philosophe anglais du 19^e^ siècle), la séparation entre « art » et « artisanat » est artificielle et malvenue. Les livres, plus que tout autre type d’œuvre d’art, ont une matérialité forte, essentielle, ancrée qui plus est dans des logiques de reproductibilité. Le livre est donc toujours déjà un peu industriel. A cette intersection précise, l’artisanat apparaît comme un cosmos d’une haute nécessité : des pratiques d’une grande diversité, adaptée à des réalités locales, et tournées vers la coopération. Un tel réseau multiple, uni dans sa diversité et réticulé d’artisanes et d’artisans va dans le sens d’une écologie du livre.

Ensuite, justement parce que les livres sont des œuvres, les métiers du livre peuvent être vus comme des métiers « œuvriers ». Par là, nous entendons des métiers qui contribuent à la fois à créer du sens, du lien et de la beauté2 . Tout contre l’imaginaire d’une société ouvrière (massivement prolétarisée et dominée), l’imaginaire d’une société « œuvrière » permet de renouer avec les ambitions émancipatrices de l’écologie politique.

Pour finir, envisager les mondes du livre et de la lecture comme un ensemble d’écosystèmes (des mondes vécus, symbiotiques, vivants et tissés d’interdépendance) permet de reconsidérer nos modes d’organisation, les relations qui nous lient et les manières dont nous assurons ensemble (ou non) nos subsistances3 . Dans une perspective écologique, de nouvelles lignes de partage, de nouvelles coopérations, et même de nouveaux métiers sont à même d’émerger.

  1. Voir question 1 + voir L’Argent et les mots de Schiffrin
  2. Voir Le Manifeste des œuvriers, Actes sud, ref.
  3. Le capitalisme néolibéral se repaît facilement du vocabulaire écologique, et soyons donc bien clair qu’ici nous ne prônons aucunement une « transition résiliente » (ou autre ineptie visant à faire durer plus encore les modes de développement actuel).